Depuis l’été 2018, de plus en plus d'embarcations partent de Tunisie pour traverser la mer Méditerranée. En face, l’Union européenne grince des dents. Pourtant, Tunis ne réagit pas, ou si peu. Déjà confronté à une crise économique et sociale majeure, le pays n’a pas - encore - fait de la crise migratoire une priorité. La Tunisie n’a toujours pas mis en place une politique nationale d’asile et il n’existe presqu’aucune structure d’aide pour les migrants. À l’instar des Africains subsahariens, la jeunesse tunisienne prend elle aussi - et de plus en plus souvent - le chemin de la mer pour atteindre l'Europe. Si la dictature a disparu, leurs espoirs d'une vie meilleure aussi.
Miloud n’a pas l’air contrarié quand il évoque le sujet. "C’est comme ça", dit-il, fataliste. "Il est pêcheur, il connaît la mer". Miloud, un chauffeur de taxi de Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, n’a pas cherché à retenir son petit frère quand il a pris la mer, un matin en direction de l’Europe. La Méditerranée est pourtant pernicieuse, imprévisible, "mais pour les pécheurs de Zarzis, elle ne fait pas peur", affirme le trentenaire en souriant.
Depuis l’été 2018, de plus en plus de barques partent de Tunisie et de la région de Zarzis, notamment, en direction de l’Italie. "Près de 50 canots en juillet et en août", affirme Chamseddine, un pêcheur de la région, assis à côté de Miloud, dans un café de la ville. Le projet paraît fou : sur ces minuscules canots à moteur, il faut naviguer plus de 20 heures avant d'atteindre les côtes siciliennes, "25 heures, si le moteur n’est pas de bonne qualité", ajoute Miloud qui précise que son petit frère est arrivé sain et sauf en Italie. "Mais les jeunes ici n’ont peur de rien, ils n’ont pas peur de la mer".
Contrairement aux départs depuis la Libye, seule une poignée
des candidats à la traversée sont des Africains subsahariens. "L’écrasante majorité, 90% environ, sont des Tunisiens", affirme Ben
Amor Romdhane, le chargé de communication du Forum tunisien pour les droits
économiques et sociaux (FTDES), une association qui vient en aide aux migrants,
notamment. Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), près 5 000
Tunisiens ont en effet atteint l’Italie depuis le début de l’année. Ils
représentent aujourd’hui la principale nationalité des arrivées dans la
péninsule.
Le profil de ces jeunes a souvent un même dénominateur commun : ils ont moins de 30 ans, et ils sont les premières victimes de la crise économique. Dans la région de Zarzis, écrasée par le soleil et le chômage, Miloud, lui, fait un peu figure d’exception dans le paysage. "Je connais plein de Zarzisiens qui sont arrivés aujourd’hui en France, mais moi, mon activité de taxi marche bien. Je n’ai pas envie de traverser".
La mer attire aussi les diplômés sans emploi et les
travailleurs pauvres
Pour le FTDES, le gouvernement tunisien est en grande partie responsable de cette vague migratoire. Sept ans après la révolution, si la dictature a disparu, les espoirs d’une vie meilleure aussi.
"Il n’y a aucun
message d’optimisme de la classe politique", affirme Ben Amor Romdhane. "Le
sentiment, c’est que l’école ne sert à rien, elle ne donne que des
chômeurs". Et ce sentiment a contribué à grossir inlassablement les
rangs des candidats au départ vers l’Europe. "Si vous regardez ces
jeunes, vous verrez qu’il y a parmi eux des étudiants qui ne trouvent pas de
travail, des travailleurs avec des salaires bas. Ce n'est plus seulement les personnes les plus pauvres qui traversent".
Pour atteindre l’Europe, le petit frère de Miloud a embarqué avec 10 autres Tunisiens. Loin des grosses embarcations de plus de 100 personnes dont les médias ont diffusé d’innombrables clichés, les jeunes Tunisiens tentent, eux, la traversée sur des petits bateaux de 10 à 20 places. "Les passeurs achètent désormais des petits canots, avec des moteurs puissants. C’est plus discret et plus efficace", explique Ben Amor Romdhane.
Parfois aussi, les jeunes partent sans passeur et préparent
leur voyage de manière autonome, sans intermédiaire. Ils se cotisent,
expliquent Miloud et Chamseddine. Un canot neuf avec moteur coûte environ 13 000
dinars (4 000 euros). Si chaque participant apporte 1 000 dinars (300
euros) – "c’est cher mais possible" – le départ a de
grandes chances de prendre forme.
De l’importance des réseaux sociaux
Le rôle des réseaux sociaux est fondamental dans les incitations aux départs : "Les jeunes filment les traversées, les tentatives, il y a des groupes Facebook, des échanges entre jeunes, des partages de vidéos, d’images, de conseils. Les premiers encouragent les autres à partir", précise encore Ben Amor Romdhane.
Combien de jeunes hommes et de jeunes femmes ont quitté les côtes tunisiennes depuis le début de l’année ? Difficile de savoir. Mais beaucoup atteignent les terres siciliennes, affirme Valentin Bonnefoy, un autre membre de l’association FTDES, coordinateur du département "Initiative pour une Justice Migratoire". "Je pense que presqu’un Tunisien sur deux arrive en Italie sans se faire arrêter par les autorités italiennes. Nous recevons des témoignages en ce sens, des personnes qui ne sont pas interpellées, donc pas recensées dans les chiffres officiels".