Qui sont-ils, comment opèrent-ils et que fait l’Europe pour les soutenir ? InfoMigrants décrypte l’activité des garde-côtes libyens, qui restent malgré leur mauvaise réputation le partenaire choisi par Bruxelles.
Voici à quoi peut ressembler une intervention des gardes-côte libyens. Nous sommes le 6 novembre 2017 et près de 100 personnes quittent Tripoli à bord d’un canot pneumatique pour rejoindre l’Europe. Rapidement, la mer commence à s’agiter et le bateau se remplit d’eau. Les premiers passagers tombent à l’eau, la plupart sans gilet de sauvetage. Avec leur téléphone satellite, les migrants appellent les garde-côtes italiens qui à leur tour contactent tous les bateaux à proximité du naufrage. Les Italiens appellent aussi les garde-côtes libyens.
Ce jour-là, 15 personnes seront mortes noyées avant que le bateau libyen, le Ras Jadir, n’arrive sur les lieux. Ignorant visiblement les techniques de sauvetage de base, le Ras Jadir s’approche du naufrage à toute vitesse, créant une vague qui fait tomber d’autres migrants du canot pneumatique.
La scène a été reconstituée par le New York Times avec l’aide des groupes de recherche Forensic Architecture et Forensic Oceanography. L’un des survivants explique que "nous étions tous éparpillés, certaines personnes ne savaient pas nager, alors la plupart d’entre elles sont mortes."
Alors que les naufragés appellent au secours et luttent pour survivre, les Libyens entravent le travail de secours plutôt que d’aider. On voit même l’un d'eux filmer la scène avec son smartphone. Un autre survivant raconte : "Nous criions : à l’aide ! À l’aide ! A l’aide ! Mais ils ne nous répondaient pas."
Puis, quelques minutes plus tard, arrive le Sea-Watch 3. Le bateau de l’ONG allemande a également été alerté par les Italiens. Le Sea-Watch 3 se maintient à une bonne distance de la scène et dépêche des petits bateaux rapides pour atteindre les naufragés. S’ensuit une altercation impensable dans un tel moment : les Libyens menacent les équipes du Sea-Watch et leur jettent des objets pour les tenir éloignés. L’un des migrants qui se débat en pleine mer commence à couler. Les Libyens lancent des gilets de sauvetage, mais ce n’est pas suffisant. L’homme finit par se noyer.
Après "Mare Nostrum" et "Triton", l'Europe a externalisé ses responsabilités en matière de sauvetage
Il y a encore quelques années, les Européens étaient en première ligne des opérations de sauvetage en Mer Méditerranée avec l’opération "Mare Nostrum" puis avec "l'Opération Triton". Avec la suppression de ces deux missions, destinées à surveiller les frontières, le nombre de morts a commencé à augmenter.
Dans le même temps, en 2016, les partis populistes et d’extrême-droite gagnent en popularité. L’Europe prend alors la décision d’externaliser la responsabilité de sécuriser les frontières vers un nouveau partenaire : la garde côtière libyenne. L’UE envoie de l’argent, des bateaux et dépêche des formateurs dans le but de stopper les arrivées sur les côtes européennes.
Si ce partenariat va effectivement limiter le nombre d’arrivées en Italie, passant de 144 000 personnes en 2017 à 46 000 en 2018, les drames ne cessent pas. Selon un récent rapport de l’OIM, une personne sur 35 est décédée sur cette route en 2018, contre une personne sur 50 en 2017
La liste des accusations contre la garde côtière libyenne est longue. Elle comprend des violations des droits humains, des agressions contre des ONG et des entraves à leurs opérations de sauvetage. Aussi, les garde-côtes libyens sont pointés du doigt pour être composés d’anciens miliciens et d’être impliqués dans des réseaux de trafic.
La garde côtière libyenne, c’est quoi ?
Les informations sur la garde côtière libyenne se font rares. Une série de reportages convergent néanmoins tous vers un même constat : elle est mal organisée et liée à diverses milices. InfoMigrants a contacté la Commission européenne, qui a répondu ne pas savoir combien de bateaux, d’avions et de personnes composaient actuellement la garde côtière libyenne, laquelle ne fournit pas non plus ces informations.
D’après l’agence européenne de sécurité des frontières Frontex, la Libye dispose en ce moment de deux services de garde-côtes. L’un est dirigé par le ministère de l’Intérieur, l'autre fait partie de la marine libyenne et tombe sous la responsabilité du ministère de la Défense. Pour simplifier la compréhension de l’article, nous parlerons de "garde côtière libyenne" pour les deux cas.
Qui finance la garde-côtière libyenne ?
Selon des sources européennes, quelque 336 millions d’euros ont été mobilisés depuis 2014 pour des programmes en lien avec les migrants en Libye dans le cadre du Fonds fiduciaire d’urgence de l'UE pour l’Afrique. Un peu plus de 91 millions d’euros étaient destinés à des formations et de l’équipement pour la garde côtière libyenne.
Par ailleurs, l’Italie assure directement des formations et des équipements dans le cadre d’un accord conclu entre Rome et Tripoli début 2017 et qui a pour objectif de ramener les bateaux et les migrants interceptés vers la Libye. Cet accord, approuvé par les leaders européens, serait responsable de la baisse drastique du nombre d’arrivées sur les côtes italiennes.

Dans la foulée, le nouveau gouvernement italien mené par le parti d’extrême droite La Ligue de Matteo Salvini passe un accord avec la Libye pour verser 5 millions d’euros à Tripoli afin de réduire l’immigration vers l’Europe et d’intercepter les bateaux. Cet accord comprenait des livraisons de bateaux de patrouille et une formation pour l’armée libyenne.
Ainsi, 2300 personnes ont été interceptées et ramenées en Libye depuis le début de l'année 2019 selon l’ONU.
Qui forme la garde-côtière libyenne ?
La formation des garde-côtes libyens est supervisée par la force navale européenne en Méditerranée (EUNAVFOR MED), mieux connue sous le nom d’"Opération Sophia". Selon un porte parole de la Commission européenne, près de 400 garde-côtes ont déjà été formés par les Européens, avec l’appui d’autres organisations de l’ONU.
D’après Bruxelles, les formateurs enseignent les procédures de recherche et de sauvetage, les principes de premier secours et de soin médicaux, les droits humains internationaux et les lois maritimes, la lutte contre le trafic, la collecte de preuves, tout comme les procédures de demandes de droit d’asile.
Ces formations ont démarré en 2016 et se sont notamment déroulées en Italie, en Grèce, en Croatie, à Malte.
Mais selon un rapport de Human Rights Watch publié en janvier, cette politique entraîne des cas de détention arbitraire en Libye.
Qui vérifie les antécédents du personnel formé ?
D’après la Commission européenne, "le personnel accrédité pour les formations passe par un processus de vérification très rigoureux", qui est conduit par les autorités libyennes, l’opération Sophia, les Etats membres européens, Europol et Interpol.
Bruxelles assure que le but de ce processus est de de contribuer au bon fonctionnement de la garde-côtière libyenne, en accord avec les normes internationales et le respect des droit humains. Par ailleurs, la Commission européenne ajoute qu’aucun des gardes-côte formé par l’Europe ne figure sur la liste noire des Nations Unies.
Qui surveille la garde-côtière libyenne ?
En 2017, la Commission européenne a mis en place un mécanisme pour "surveiller l’efficacité à long-terme" de la garde côtière libyenne. Mais ce mécanisme a deux énormes failles : il ne surveille par les "performances d’individus", et le personnel de l’UE n’est pas "embarqué à bord des navires de la garde-côtière libyenne. En d’autres termes, il n’y a pas de mécanisme de surveillance direct pour détecter de manière objective les comportements inadéquats et le possible non respect des pratiques enseignées.
Sauvetage chaotique et indigne
Dans l’exemple de l’opération de sauvetage du Raj Jadir documentée par le New York Times, on s’aperçoit rapidement que les valeurs que souhaite véhiculer l’Union européenne sont largement bafouées. Plus d’une douzaine de naufragés sont hissés à bord du bateau des garde-côtes libyens. S’en suivent des scènes de passage à tabac de certains migrants, comme le montre une vidéo de Sea-Watch. Plusieurs migrants décident même de ressauter dans l’eau. Parmi eux, certains ne savent pourtant pas nager.
Un autre homme qui a été frappé se cramponne à une échelle du Ras Jadir, qui refuse de le faire monter. Il faut attendre l’intervention d’un hélicoptère de l’armée italienne pour que les gardes-côtes libyens ralentissent et hissent l’homme à bord de leur bateau.
Selon l’enquête du New York Times, huit des 13 membres de l’équipage libyen avaient pourtant été formés par l’Union européenne.

Stefanie Hilt faisait partie de l’équipage du Sea Watch lors de cette intervention. Elle a expliqué au New York Times que le bateau libyen n’était pas un bateau de sauvetage mais un navire de guerre qui manquait de petits bateaux vedettes rapides, d’un espace de traitement médical et de médecins. "Il est impossible de mener un bon sauvetage ainsi", affirme cette auxiliaire médicale.
De son côté, Johannes Bayer, qui dirigeait la mission Sea Watch, n’a pas hésité à qualifier les actions des garde-côtes libyens d’actes meurtriers. Selon lui, "en Europe, nous savons que nous ne pouvons tuer des gens à nos frontières. Mais si ce sont les Libyens qui le font, c’est la Libye… C’est de l’argent européen qui amène des personnes à se noyer en Mer Méditerranée", assène-t-il.
Que deviennent les personnes sauvées ?
Le destin des survivants dépend du bateau par lequel ils sont sauvés. Ceux qui sont montés à bord du Sea-Watch ont été amenés en sécurité vers l’Europe, alors que ceux qui ont terminé sur le Ras Jadir ont été emmenés dans des centres de détention à Tripoli, où les passages à tabac, les viols et les travaux forcés ont déjà été largement rapportés.
En mai 2018, des survivants de cette traversée ont porté plainte avec d’autres migrants contre l’Italie devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ils affirment que les autorités libyennes ont ramenés certains survivants vers la Libye "où ils ont été détenus dans des conditions inhumaines". D’après la plainte, l’intervention des garde-côtes libyens est "la conséquence de l’accord passé entre la Libye et l’Italie en 2017."
L’Union européenne se défend
Malgré ces informations accablantes, l’UE rejette fermement quasiment toutes critiques contre sa politique migratoire, en argumentant qu’effectivement le nombre de personnes arrivant en Italie a baissé de manière significative depuis l’accord passé entre Bruxelles et Tripoli.
Selon la Commission européenne, le fait que l’UE travaille avec la garde côtière libyenne pour "améliorer sa capacité à mener des opérations de recherche et de sauvetage dans leur zone de responsabilité, où la plupart des incidents se produisent", est préférable aux bateaux des ONG puisque ces derniers "ne sont pas autorisés à entrer dans les eaux territoriales libyennes sans autorisation des autorités libyennes."
Reste que, le Conseil de l’Europe, qui est une entité indépendante de l’Union européenne, a appelé à mettre un terme à la coopération avec les garde-côtes libyens.