De plus en plus de migrants n’hésitent pas à prendre des risques inconsidérés en tentant de traverser La Manche en canot ou même à la nage pour rejoindre l’Angleterre depuis les côtes françaises. Les ministres de l’Intérieur français et britannique doivent annoncer, jeudi, un renforcement des mesures de surveillance du littoral.
Par sept fois Jamila a tenté la traversée de La Manche. Sept échecs. Cette Irakienne de Bagdad, mère de cinq enfants, est bloquée à Grande-Synthe, dans le nord de la France, depuis bientôt un an. “Je n’aime pas ce pays, je sais que les demandes d’asile des Irakiens sont quasiment toutes refusées. Ma seule chance, c’est l’Angleterre”, confie-t-elle à InfoMigrants.
Mais les tentatives avortées commencent à peser sur son moral. Et la dernière, il y a un peu plus de deux mois, fut même traumatisante pour la mère de famille : “Nous sommes partis de la plage à minuit. Nous étions 20 dans un petit canot. Rapidement, le bateau a commencé à prendre l’eau. Pétrifié, mon petit dernier de un an s’est évanoui. J’ai crié pour essayer de le réveiller, mais il restait inconscient”, raconte-t-elle, la gorge nouée.
Les passagers du bateau ont alors décidé d’appeler les secours. “Ils sont arrivés vers 4 heures du matin. J’ai eu si peur, je me suis dit que c’était la dernière fois que je montais sur un canot”, raconte Jamila. “Depuis, nous avons tenté deux fois de passer en Angleterre en se cachant ou en sautant dans des camions. Cela ne marche pas non plus. Et en plus les passeurs m'obligent à donner des médicaments à mon bébé pour le faire dormir et éviter qu’il ne pleure. Je suis désespérée…”
Près de 1 500 tentatives de traversée en 2019
Bien que les tentatives pour rejoindre l’Angleterre via la route demeurent plus nombreuses, les traversées de La Manche ont connu une explosion depuis un an et plus particulièrement ces dernières semaines. Depuis le début de l’année, 1 473 migrants ont tenté de rejoindre les côtes anglaises, lors de 157 tentatives, contre 586 migrants pour 78 tentatives sur l'ensemble de l'année 2018, selon les chiffres de la préfecture maritime de la Manche et de la Mer du Nord.
Le phénomène est apparu en 2016, avec 164 migrants secourus. Puis ils n’étaient plus que 47 l’année suivante. Une accélération se fait sentir depuis l’automne 2018. Le plan d'action franco-britannique lancé en janvier renforçant la surveillance côtière, en mer et à terre, n’a pas permis de réduire le nombre de tentatives.
En quatre ans, 98 embarcations sont parvenues à rejoindre les côtes anglaises, avec à leur bord 1 029 migrants, selon la préfecture du Pas-de-Calais. "Bien sûr, il y a des réussites, c'est d'ailleurs ce qui encourage le passage, ils [les migrants] savent que ça peut fonctionner", affirme à l’AFP le parquet de Boulogne-sur-Mer. Ce dernier a démantelé cette année huit filières spécialisées dans les traversées maritimes.
Les passeurs parviennent désormais à convaincre les migrants que traverser La Manche est sans danger et assez simple. Il faut dire que seuls 30 km à vol d’oiseaux séparent les villes de Calais, en France, et de Douvres, au Royaume-Uni. Pour autant, les autorités rappellent sans cesse que les risques de collisions en mer sont très importants, La Manche étant l'un des couloirs de circulation maritime parmi les plus importants au monde. Les courants y sont aussi particulièrement violents, la météo très changeante et la température de l’eau froide toute l’année.
"De nombreux migrants se sont sûrement noyés sans que l’on retrouve leur corps"
Malgré ces dangers, les tentatives explosent et rien ne semble pouvoir arrêter ceux qui sont motivés par l’énergie du désespoir. Ainsi, un migrant a essayé mi-juillet de traverser La Manche à la nage, avec pour seul équipement des palmes et une petite bouée. L’homme qui souffrait d’hypothermie a été secouru à quelques kilomètres des côtes françaises au petit matin.
Mais tous n’ont pas cette chance. Le corps d'un migrant irakien qui tentait de traverser la Manche à la nage vers l'Angleterre a été retrouvé vendredi 23 août au large de Zeebruges en Belgique. L’homme était parti de France, dans la région de Dunkerque huit jours plus tôt. Il s'était bricolé une veste de sauvetage artisanale avec des bouteilles en plastique vides et portait deux jeans pour se protéger du froid. "Les vêtements de l’homme montrent qu’il ne connaissait pas l’endroit. La mer du Nord est une menace pour la vie, avec les courants. En revanche, cela prouve à quel point il était désespéré, sinon vous ne feriez pas cela", a déclaré Carl Decaluwé, le gouverneur de la Flandre occidentale.
"Cela me rend très triste de voir qu'au 21e siècle des gens tentent de nager de la France au Royaume-Uni, c'est fou. Je suis sûr que de nombreux migrants sont morts dans la Manche mais que leurs corps n'ont pas été retrouvés", a ajouté le responsable politique.
Selon les associations locales d’aide aux migrants, les démantèlements à répétition des camps à Calais peuvent expliquer l’explosion des tentatives de traversées. “Il y a un véritable harcèlement policier visant à épuiser les migrants pour les pousser à abandonner”, explique Charlotte, coordinatrice de l’association Utopia 56.
“Mais c’est l’effet inverse qui se produit : ils s’acharnent à tenter des passages toutes les nuits, ils deviennent accro à la tentative”, selon Charlotte d’Utopia 56. Une situation qui mène à “l’augmentation des conduites à risque”, précise Chloé Lorieux, coordinatrice du programme Nord-Littoral de Médecins du Monde (MdM).
Du côté du parquet de Boulogne-sur-Mer, on estime que l'intensification des tentatives serait liée à l'arrivée d'une "communauté iranienne qui n'avait pas trouvé sa place sur le Calaisis et le Dunkerquois, puisque les Afghans avaient pris le marché des poids lourds. Ils ont ensuite été rejoints par les Irakiens", a indiqué un porte-parole à l’AFP.
Le ministère de l’Intérieur, quant à lui, explique le phénomène par les "contrôles des passagers de plus en plus drastiques dans le tunnel et les ferrys". Le ministre Christophe Castaner et son homologue britannique Priti Patel, qui se sont rencontrés jeudi à Paris, devraient annoncer dans la foulée un renforcement du plan de lutte contre les traversées clandestines de La Manche adopté en janvier dernier.