De nombreux migrants présents dans l’immense hotspot de Moria disent ne pas avoir confiance dans les forces de l’ordre en charge de la sécurité du camp. Notamment depuis l’augmentation de leurs effectifs à la suite de l’incendie meurtrier d’un container dimanche. La police est, au mieux, accusée de passivité par les migrants, au pire, d’actes d’intimidation et de malveillance.
Alain* s’arrête soudain de parler. En se redressant sur sa chaise, ce demandeur d’asile originaire d’Afrique de l’Ouest** confie à mi-voix être mal à l'aise. La femme assise derrière lui ne lui inspire pas confiance. "C'est une indic", croit-il savoir.
Alain se lève et nous indique un autre endroit où nous retrouver pour "parler sans être dérangés". Il n’est pas le seul à craindre les oreilles indiscrètes. Presque tous les migrants interrogés ce jour-là livrent le même constat : la police, avec l’aide d’indics, fait régulièrement pression sur les habitants du camp de Moria pour qu’ils communiquent le moins possible avec les médias. "Ils ne veulent pas qu’on vous raconte nos conditions de vie", avance Lionel, un autre demandeur d’asile africain.
Cette pression serait d’autant plus forte que les médias internationaux sont présents en nombre sur le site depuis l’incendie d’un container dimanche, qui a fait un mort. "Ils ne veulent pas qu’on vous dise la vérité sur ce qu’il s’est passé", continue Lionel, qui prend soin de regarder autour de lui en nous parlant. "Pourquoi ils disent qu’il n’y a qu’un mort alors que le feu a fait plusieurs victimes ?" Depuis le drame, nombreux sont les réfugiés à affirmer que les victimes sont au moins au nombre de deux.
"La plupart du temps, on se tait"
Mohammed, un autre demandeur d’asile qui ne souhaite pas donner sa nationalité, assure de son côté, avoir été victime d’intimidation. "Un jour, j’ai parlé à des journalistes allemands. La police grecque est venue me chercher le soir-même pour me demander ce que j’avais dit. Ils m’ont menacé : ‘Tu te tais, sinon on te renverra en Turquie’".
Pour les migrants, cette menace de l’expulsion vers la Turquie est prise très au sérieux. Pourtant, difficile de savoir si la crainte est fondée. Aucune ONG, interrogée sur place, n’a eu vent d’un renvoi vers le pays voisin "pour mauvaise conduite". "Peu importe", tranche Alex, un autre demandeur d’asile africain qui n’a "aucun doute" sur la véracité des propos de Mohammed. "La plupart du temps, on se tait. On ne veut pas prendre le risque d’être déportés".
Lors d’un conseil des ministres, lundi 30 septembre, le gouvernement grec a annoncé sa volonté de renvoyer 10 000 migrants en Turquie d’ici fin 2020 – contre un peu plus de 1 800 en quatre ans et demi, sous le précédent gouvernement de gauche. L’actualité a-t-elle amplifié une rumeur déjà bien installée dans les esprits ? "Tout ce qu’on peut vous dire, c’est qu’on ne ment pas. Ici, on a tous peur de la police du camp", ajoute Lionel.
Depuis l'incendie de dimanche, les effectifs policiers ont été renforcés, a assuré
Astrid Castelein, porte-parole du Haut-commissariat des réfugiés (HCR) à Lesbos.
Les contrôles d’identité sont davantage pratiqués.
Force est de constater que la grande majorité des migrants
interrogés évitent d’avoir affaire aux forces de sécurité de Moria. "Ils
ne sont pas ici pour nous aider. Ils ne patrouillent même pas dans le camp pour
voir si nous allons bien", se plaint Hisham, un père de famille qui ne
souhaite pas non plus dévoiler sa nationalité. "Ils nous ignorent, se moquent de
notre sécurité. Ils nous considèrent plutôt comme des délinquants potentiels. C’est
comme si nous étions des ennemis."
En déambulant dans le dédale des allées du camp, loin des artères principales, les langues se délient : on entend également parler d’arrestations arbitraires, d’insultes et de préjugés xénophobes proférés par la police. "Ils disent que les Afghans sont des violeurs, et que les Palestiniens sont des trafiquants de drogue", assure l’un. "Ils disent que les Noirs sont des barbares", s’énerve un autre.
"Ils l'ont frappé, personne n'a bougé"
Outre ces accusations, d’autres demandeurs d’asile se plaignent d’avoir été victimes de violences physiques. "Il y a quelques mois, une patrouille est montée au sommet d’une des collines qui entourent le camp", raconte Amjad, un demandeur d’asile qui ne veut pas non plus donner sa nationalité. "Des migrants avaient organisé un pique-nique. Il y avait de l’alcool, mais tout le monde était calme. Ils se sont approchés et ils ont frappé gratuitement l’un des jeunes hommes présents. Personne n’a bougé…"
Interrogée sur ces potentielles violences policières au sein du camp, Marion Bouchetel, membre de l’ONG Oxfam à Lesbos, botte en touche. "Je sais que certains migrants disent craindre des représailles de la part de la police, mais je ne peux pas m’exprimer davantage sur le sujet, je ne sais pas ce qu’il se passe", explique-t-elle. "Il est vrai que depuis l’incendie, les contrôles policiers ont été renforcés sur l’île. Mais je ne suis pas au courant d’abus".
Même prudence de la part de Movement on the Ground,
une association habilitée par le gouvernement grec à travailler sur le site de
Moria, dans les campements informels installés autour du hotspot. "Je suis mal à l’aise avec
ce sujet", s’excuse Rose, une des managers de l’association, qui "assure un minimum vital" aux occupants. "Nos
rapports sont plutôt bons avec la police", commence-t-elle. "Je ne dis
pas que les violences à l’égard des migrants n’existent pas, je dis que je ne n’en
ai pas connaissance. Personne, en tous cas n’est venu nous rapporter des abus
en ce sens à notre bureau". Avant d'ajouter. "Comment distinguer ce qui est vrai des rumeurs ?"
Lionel ne paraît pas étonné par la réserve des militants associatifs. "Comment pourrait-il vous dire autre chose ? Les associations ne sont pas au contact de la police. Ils les voient de temps en temps. Le camp est immense. Nous, nous sommes en contact permanent avec eux ! Ils sortent le bâton facilement".
14 000 migrants à Moria
Depuis cet été, le rapport de force entre migrants et police aurait empiré. C’est du moins ce qu’affirme Abdullah, un migrant soudanais. La faute, selon lui, à l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement grec, de droite. "Il y a eu un changement depuis l’élection. La police paraît plus décomplexée", raconte-t-il. "J’ai peur qu’ils nous traitent un jour comme si nous étions des terroristes".
L’arrivée de milliers de migrants au mois de septembre ne devrait pas arranger la situation, largement délétère. "Aujourd’hui, il y a près de 14 000 personnes à Moria. C’est la deuxième ville de l’île", s’inquiète Marion Bouchetel d’Oxfam. "Gérer autant de personnes est très difficile, impossible dans ces conditions".
Le nouveau Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, élu au mois de juillet, a promis de durcir la politique migratoire, notamment en ajoutant de nouvelles forces policières aux frontières. Le pays compte aujourd’hui 70 000 migrants sur son territoire, selon les chiffres du gouvernement, dont 26 000 dans les îles.
*Les migrants cités dans l'article ont tous des noms d'emprunt.
**Les pays d'origine n'ont pas été mentionnés à la demande des migrants.