Des milliers de migrants ont convergé vers la frontière turco-grecque depuis le 28 février, après les déclarations du président turc Recep Tayyip Erdogan sur "l'ouverture" des portes de l'Europe. Une enquête d'InfoMigrants révèle comment cet afflux migratoire est organisé par Ankara pour faire pression sur l'Union européenne.
Le
franchissement du fleuve Evros à la frontière turco-grecque lui a coûté ses
chaussures, sa veste et son téléphone portable. C'est pied nu que Sami*, un
migrant palestinien d'une vingtaine d'années, est descendu du bus venu le
récupérer quelques heures après avoir été arrêté, dépouillé et expulsé par la
police grecque.
Visiblement abattu, le jeune Palestinien fait la queue pour récupérer une nouvelle paire de chaussures et une couverture pour la nuit. Comme plus d'une centaine de migrants, il s'apprête à passer la nuit à la belle étoile à Uzunköprü, dans la cour d'une station-essence TP transformée par les autorités turques en centre de transit informel.
Le ballet incessant des bus et des mini-vans autour de cette station-essence illustre le rôle important d'Ankara dans l'organisation et le soutien logistique aux migrants qui tentent de pénétrer illégalement en Grèce.
Sami a ainsi confié à InfoMigrants que des policiers turcs avaient emmené son groupe à l'endroit où traverser le fleuve. Après leur refoulement, ce sont des soldats turcs qui ont recueilli le groupe de migrants dans un camion militaire avant d'organiser leur rapatriement en bus vers la station d'Uzunköprü.
Un petit groupe de migrantes syriennes assis un peu à l'écart des pompes à essence rapportent une expérience similaire.
"Un bus des autorités turques nous a déposées près du fleuve Evros. On a dû passer la nuit entre les arbres puis on nous a dit de monter dans un bateau pour traverser le fleuve", détaille Haya*, une Syrienne originaire d'Idleb.
"À peine arrivées de l'autre côté, nous avons été arrêtées par la police grecque. Ils nous ont fouillées absolument partout, vérifiant à l'intérieur de nos soutiens-gorge et même dans les couches des enfants. Ils nous ont tout pris puis ils nous ont renvoyées du côté turc", continue la jeune Syrienne.

Des zones frontalières bouclées par les autorités
Cela fait quatre jours qu'Haya attend une nouvelle opportunité de franchir la frontière mais, pour les migrants de la station-essence d'Uzunköprü, il n'est pas question de se diriger vers la frontière de manière autonome.
À la station-essence, un attroupement se crée soudain autour d'un bus qui vient d'arriver. "Aujourd'hui on nous annonce des départs pour Istanbul ou Ankara, mais pas pour la Grèce !", nous glisse un Irakien originaire de Bagdad à l’œil rieur.
Trois hommes habillés de vestes en cuir s'approchent et lui disent sèchement de ne pas en dire plus. L'un d'entre-eux sort une carte de gendarme et nous ordonne de quitter les lieux.

Un attelage de forces de sécurité - gendarmes en civil, policiers en charge de la circulation, soldats de l'armée de terre - bouclent la zone tandis que plusieurs grands bus complètement vides quittent ce minuscule hameau.
"90% des migrants sont immédiatement refoulés"
C'est en croisant le témoignage de l'un de ces chauffeurs de bus avec celui de plusieurs migrants que peut se reconstituer la partie de ping-pong qui se joue entre forces turques et grecques autour du fleuve Evros.
"Aujourd'hui j'ai emmené 55 migrants à Alibey et j'ai vu qu'il y avait déjà beaucoup de monde là bas", nous confie Ahmed*, un chauffeur de bus turc. Cela fait plusieurs jours qu'il enchaîne et ne dort que quelques heures par nuit car les déplacements de migrants se sont intensifiés.
>> À (re)lire sur InfoMigrants : Mounir, un Marocain à la frontière turco-grecque : "J'ai vite vu que ce n'est pas ouvert du tout !"
"Nos policiers aident les migrants à traverser la nuit et les Grecs les renvoient à l'aube ou plus tard dans l'après-midi ; on n'arrête pas de tourner. Il me semble que 90% des migrants sont renvoyés et ça fait vraiment mal au cœur de voir dans quel état on les retrouve après leur tentative de passage en Grèce. J'ai chargé des migrants qui n'avaient plus que leur slip sur eux!", explique Ahmed.
Le chauffeur évoque également des trajets très longue distance auxquels il a pris part, rémunérés par le ministère turc de l'Immigration, avec notamment 14 bus de migrants afghans acheminés depuis Erzurum, à 1 500 kilomètres à l'est de la frontière grecque.

Pourtant des milliers de migrants restent massés devant les grillages, où éclatent régulièrement des échauffourées avec les garde-frontières grecs. Les médias sont gardés à bonne distance.
Le député d'opposition Ömer Faruk Gergerlioğlu, membre de la commission des Droits de l'Homme au parlement turc, n'en croit pas ses yeux après une visite sur place.
"En Turquie, la police intervient habituellement très rapidement pour disperser la moindre petite manifestation. À Pazarkule, les policiers ne font rien pour éloigner les réfugiés du grillage, c'est incroyable !", confie le député du HDP à InfoMigrants.
Le nombre de migrants dans la région est bien en deçà des chiffres annoncés par le gouvernement turc, selon lui.
We are now at the zero point. You can see the #Greek police officers. There is an unbearable situation here. #Turkish police do not take any measures either.#GreekBorders@refugeesintl@refugeeaction@aforgutu@esinclairwebb@aforgutu@hrw@DRC_ngo@Refugees @NachoSAmor https://t.co/iKfyzKSAGn
— Ömer Faruk Gergerlioğlu (Eng) (@gergerlioglueng) March 4, 2020
"J'ai eu des réunions avec les autorités locales et mon sentiment est que personne ne croit au chiffre des 135 844 migrants. Mais comme ça vient du ministère de l'Intérieur, tout le monde se sent obligé de le répéter (...) Le gouvernement turc utilise les réfugiés pour faire du chantage ", explique Ömer Faruk Gergerlioglu.
Les chiffres précis sont invérifiables mais on peut estimer que la stratégie turque est fondée sur deux éléments distincts : entasser plusieurs milliers de migrants à Pazarkule pour constituer un abcès aux portes de l'Europe, et maintenir la pression tout le long de la frontière grecque en organisant régulièrement des intrusions plus modestes, de l'ordre de quelques dizaines de migrants par passage, à différents points du fleuve Evros, frontière naturelle de 200 km entre les deux pays.
Un "sale jeu politique"
À côté de ces migrants directement manipulés par Ankara, quelques milliers de personnes ont afflué par leurs propres moyens dans l'espoir de passer en Europe. Sans compter les migrants qui étaient déjà présents dans la zone avant même l'appel d'Erdogan sur "l'ouverture" des frontières.
En sillonnant les routes entre Ipsala et Edirne, on tombe ainsi régulièrement sur des petits groupes isolés d'une dizaine d'individus. Ils sont Afghans, Syriens, ou même Somaliens. Ils errent à travers champs, marchent le long des routes secondaires en colonne, où attendent tranquillement à des arrêts de bus.

À quelques mètres de lui, un migrant tunisien récemment refoulé par le police grecque a complètement déchanté. "Si les frontières étaient vraiment ouvertes, on serait déjà de l'autre côté !", affirme Moncef. "Tout ça, c'est juste un sale jeu politique".
* Prénoms modifiés par souci d'anonymat
Mehdi Chebil, envoyé spécial à la frontière turco-grecque.