Depuis près de cinq ans, Touré Massaty-Konet s'est donné pour mission de venir en aide aux enfants vulnérables d'Abidjan via son ONG Brin d'Espoir International. Sur le terrain, elle s'est peu à peu rendue compte que de nombreux enfants de migrants se trouvaient livrés à eux-mêmes et risquaient de vouloir aussi un jour prendre la route de l'exil. Sensibilisation et prévention sont désormais au coeur de son combat. InfoMigrants s'est entretenu avec elle.
InfoMigrants : Qui sont les enfants ivoiriens qui sont aujourd'hui les plus à même de prendre la route de l'exil ?
Touré Massaty-Konet : Il y a d'abord les orphelins des crises politiques que la Côte d'Ivoire a connu et notamment celle de 2010-2011. Ils ont grandi sans parents, sans modèle fiable et se sont construits tous seuls dans des quartiers pauvres et des bidonvilles où nous ciblons notre action.
Mais nous nous sommes rendus compte qu'il y avait également les enfants dont un parent ou bien les deux sont eux-mêmes migrants. Il y a donc tout un tas de familles disloquées où le père et/ou la mère sont partis en laissant derrière eux cette croyance qu'il existe un eldorado après la mer.
Ces enfants qui ont été abandonnés sont nombreux à avoir besoin d'aide d'une part pour survivre, pour se nourrir et se soigner, mais aussi pour leur faire comprendre qu'ils peuvent se réaliser différemment que leurs parents, qu'ils n'ont pas besoin de partir en Europe pour réussir.
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Ce sont des enfants qui doivent être suivis de très près. Dès le plus jeune âge ils doivent être sensibilisés et gardés à l'oeil. Il faut les amener à s'occuper sainement, principalement en s'assurant de leur scolarisation et de leur intégration au tissu social local. Car le fait d'avoir un parent migrant fait peser un poids invisible, une pression sociale dont l'enfant ne peut se débarrasser seul.
IM : Quelles sont les conséquences sur un enfant d'avoir un parent qui a pris la route de l'exil?
T.M-K : La conséquence la plus évidente est d'ordre psychologique. Ces enfants de migrants doivent grandir avec un fort sentiment d'abandon. Certains sont récupérés par les grands-parents ou des proches, mais le fait d'avoir été abandonné reste présent. Une fois qu'ils deviennent adolescent, on constate que ce sentiment crée de la révolte, de la colère chez certains et beaucoup de frustration.
Il y a désormais toute une génération d'enfants de migrants partis au plus fort de la crise migratoire. Ces enfants livrés - partiellement ou totalement - à eux-mêmes sont devenus un véritable problème dans certains quartiers défavorisés car ils sont nombreux à commettre des petits délits. Il s'agit pour certains de survie, et pour d'autres de s'affirmer par esprit de contradiction avec toute forme d'autorité qu'ils n'ont jamais eu la chance de recevoir. J'ai rencontré récemment un enfant de neuf ans qu'on a placé en centre de redressement car il s'était mis à voler depuis que ses parents avaient démissionné. Ces enfants n'ont plus de repères et se retrouvent dans la rue à faire n'importe quoi.
Il faut également évoquer les conséquences sociales sur ces enfants abandonnés par leurs parents : comme ils n'ont pas de référence directe, ils sont à la merci de mauvaises rencontres, de ceux qui les orienteront rapidement vers les réseaux d'immigration clandestine.
IM : Que faites-vous pour convaincre ces enfants de rester en Côte d'Ivoire ?
T.M-K : Notre première action est la sensibilisation directement au coeur des quartiers pauvres et des bidonvilles. On organise des réunions, des discussions sur la réalité de la migration clandestine et sa dangerosité. Nous travaillons avec la fondation Stay in Africa pour que ces enfants abandonnés comprennent que l'Eldorado tant vanté par leurs parents partis peut se trouver ici en Côte d'Ivoire. On leur dit clairement avec leurs mots que tous ces jeunes Africains qui prennent la mer n'arrivent presque jamais à bon port, qu'ils meurent en chemin ou bien qu'ils sont réduits en esclavage en Libye ou en Tunisie par exemple.
On essaie aussi d'apporter notre aide sur des choses extrêmement basiques, car ces enfants doivent pouvoir se sentir comme tout le monde, même s'ils ont été abandonnés. On s'occupe donc de distribuer de la nourriture mais aussi des non vivres comme des vêtements, et on organise des séances de vaccination notamment contre la fièvre typhoïde.
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Ensuite, on fait en sorte de pousser ces jeunes abandonnés à la scolarisation, on leur explique que leur place est à l'école, pas dans un périple migratoire qui n'a aucun avenir. Parmi les enfants que nous rencontrons, il faut préciser qu'un certain nombre n'ont pas d'identité, donc on travaille en outre à leur rendre ce droit, à obtenir des papiers et un nom pour qu'ils puissent ensuite prendre le chemin de l'école et aspirer à un mieux être.
IM : Etes-vous aussi en contact avec des parents ?
T.M-K : Bien sûr, c'est même essentiel car cela joue un rôle préventif. L'Afrique a besoin de ses enfants pour sortir de la pauvreté, alors lorsqu'on se rend sur le terrain, on essaie de dire aux parents que la pauvreté n'est pas une fatalité mais que la pauvreté de l'âme en est une. Chacun de nos déplacements est donc l'occasion de sensibiliser aussi les parents pour qu'ils restent aux côtés de leurs enfants et leur inculquent de bonnes valeurs.
A Abidjan, nous ne sommes plus dans ces temps ancestraux où l'enfant de mon voisin était mon enfant, où mon propre enfant était aussi celui du village. Les Ivoiriens veulent de plus en plus ressembler aux Occidentaux, mais cela passe aussi par une meilleure responsabilisation de ces mêmes jeunes qui sont de futurs parents. Pour éviter que l'histoire se répète, nous essayons donc de responsabiliser les jeunes parents et les jeunes tout court pour éviter qu'ils ne retombent dans les mêmes schémas avec les générations futures.
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Propos recueillis par Anne-Diandra Louarn, envoyée spéciale en Côte d'Ivoire.