Des migrants travaillant dans les champs de tomates en Calabre. Image d'illustration. Crédit : Ansa
Des migrants travaillant dans les champs de tomates en Calabre. Image d'illustration. Crédit : Ansa

Des dizaines de milliers d'Indiens, principalement des Sikhs de la région du Pendjab, travaillent et vivent dans des conditions inhumaines dans les marais Pontins, une région maraîchère au sud de Rome.

Balbir Singh a travaillé pendant six longues années dans une ferme de l’Agro Pontino, une zone marécageuse et maraîchère dans la région italienne du Latium, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Rome. Sa mission consistait à garder du bétail, dans des conditions de travail proches de l’esclavage.

"Je travaillais 12 à 13 heures par jour, y compris le dimanche, sans vacances, ni jours de repos", a-t-il expliqué à l'agence de presse AFP. L'agriculteur qui l’employait lui versait 100 à 150 euros par mois, soit environ 35 centimes de l'heure, bien que le salaire minimum légal pour les travailleurs agricoles en Italie soit de près de 10 euros de l'heure.

Le calvaire de Balbir Singh s’arrête en 2017, lorsqu’il décide de lancer un appel à l’aide sur Facebook et sur la messagerie WhatsApp en contactant des leaders de la communauté indienne en Italie et des militants des droits de l’Homme.

La police finit alors par mener une descente dans la ferme. Elle retrouve Balbir Singh dans une caravane, sans gaz, sans eau chaude et sans électricité. L’Indien raconte que, pour se nourrir, il mangeait les restes que son patron jetait aux ordures ou donnait aux poules et aux cochons. Pour se laver, il devait utiliser le même tuyau d’arrosage que celui qui sert à laver le bétail dans l’écurie.


Des ouvriers agricoles étrangers vivent dans ces maisons à Bella Farnia, un hameau de Sabaudia dans le Latium. Crédit : Picture alliance
Des ouvriers agricoles étrangers vivent dans ces maisons à Bella Farnia, un hameau de Sabaudia dans le Latium. Crédit : Picture alliance


"Quand j'ai trouvé un avocat prêt à m'aider, mon patron m'a dit : 'Je vais te tuer, je vais creuser un trou, te jeter dedans et le refermer'. Il avait une arme, je l'ai vue", se souvient Balbir Singh, qui affirme avoir été battu à plusieurs reprises et s’être vu confisquer ses papiers d’identité.

Son ancien employeur est désormais devant la justice pour avoir exploité ses ouvriers. Balbir Singh a, quant à lui, été contraint de s'installer dans un lieu tenu secret, par peur de représailles.

Mort d’épuisement

L’histoire de Balbir Singh est loin d’être un cas isolé dans le secteur agricole italien.

Le rapporteur spécial de l'ONU sur l’esclavage moderne estimait, en 2018, que plus de 400 000 travailleurs agricoles étaient susceptibles d'être exploités en Italie et que près de 100 000 étaient probablement confrontés à des "conditions inhumaines".

En juin dernier, dans la région des Pouilles, au sud de l’Italie, un Malien de 27 ans est mort après une journée de travail dans les champs par près de 40 degrés.

Cet événement tragique a poussé le gouvernement à imposer une interdiction de travailler pendant les heures les plus chaudes de la journée, dans les Pouilles.

Les exploitations agricoles dans l’Agro Pontino attirent des travailleurs étrangers depuis le milieu des années 1980. On y trouve des cultures sous serres, une importante production de fleurs ainsi que de la célèbre mozzarella di bufala, faite à base de lait de bufflonne.

Il y avait des villes faites de tentes qui ressemblaient à des camps de concentration. Il y avait la saleté. Les journées de travail sous un soleil brûlant étaient éreintantes.

Actuellement, entre 25 000 et 30 000 Indiens vivent et travaillent dans cette région, selon Marco Omizzolo, un activiste connu dans le pays et qui a contribué à la libération de Balbir Singh.

Ces migrants sont sous la coupe des "caporali", des intermédiaires qui les recrutent pour le compte des agriculteurs qui ne les paient que pour une partie de leur travail.

"Tu peux travailler 28 jours, ils n'en consignent que quatre sur ton bulletin de salaire et donc à la fin du mois tu reçois 200 ou 300 euros. Et officiellement, tout est dans les règles", explique Marco Omizzolo. 

Yvan Sagnet, un militant et écrivain d'origine camerounaise, a connu ces conditions inhumaines lors de la cueillette des tomates dans une ferme des Pouilles en 2011. 


Dénoncer son employer est très risqué, selon Yvan Sagnet. Crédit : Capture d’écran du documentaire "Esclavage en Italie, le combat d’Yvan Sagnet pour les ouvriers agricoles" de la DW
Dénoncer son employer est très risqué, selon Yvan Sagnet. Crédit : Capture d’écran du documentaire "Esclavage en Italie, le combat d’Yvan Sagnet pour les ouvriers agricoles" de la DW


"Je ne m'attendais pas à quelque chose de tel. Même chez moi en Afrique, je n'avais jamais connu une telle exploitation. Il y avait des villes faites de tentes qui ressemblaient à des camps de concentration. Il y avait la saleté. Les journées de travail sous un soleil brûlant étaient éreintantes. Les gens étaient entassés dans des minibus pour rejoindre les champs", a expliqué Yvan Sagnet dans une interview au site d'information italien The Post Internazionale.

"Nous étions épuisés par le travail et le très faible salaire. On vivait sous le joug des 'caporali' pour tous nos déplacements vers et depuis les villes. Beaucoup de gens arrivent en Italie en croyant trouver le paradis, mais ils n'imaginent pas cette face cachée."

Des médicaments pour supporter les douleurs

De nombreux éléments indiquent que l'utilisation d'opioïdes - des médicaments antidouleur - est très répandue au sein de la communauté indienne.

Une récente opération de police, dans la ville de Sabaudia, a conduit à l'arrestation d'un médecin qui aurait prescrit à quelque 222 ouvriers agricoles indiens plus de 1 500 boîtes de Depalgos, un puissant antidouleur normalement réservé aux traitement des cancers. 

Selon le procureur général du Latium, Giuseppe De Falco, "le médicament est censé les aider à travailler plus longtemps dans les champs en soulageant la douleur et la fatigue".

Amandeep*, un Indien du Pendjab travaillant dans l’Agro Pontino, a connu cette situation. Il avait pris pour habitude de mâcher du pavot à opium le matin avant de prendre son service et à fumer de l'héroïne les soirs après le travail. 

Dans une interview accordée en 2017 à Reuters, Amandeep a expliqué qu'il devait récolter des pastèques jusqu'à 13 heures par jour sous un soleil de plomb. Pour mener à bien son travail, il a pris de la drogue. "Un peu d'opium vous aide à ne pas vous fatiguer. En prendre de trop vous endort, alors je n'en prenais qu'un peu, ce qu’il fallait pour travailler."


Des milliers d’Indiens travaillent dans les fermes de l’Agro Pontino. Crédit : Picture alliance
Des milliers d’Indiens travaillent dans les fermes de l’Agro Pontino. Crédit : Picture alliance


Amandeep est ensuite devenu dépendant à l'héroïne. En 2015, en manque de cette drogue dure, il a dû être hospitalisé. Depuis, Amandeep prend de la méthadone pour lutter contre son addiction.

Le jeune homme était arrivé en Italie en 2008. Un agent lui avait promis un bel avenir contre 11 000 euros pour financer son billet d’avion et des documents d’identité pour voyager. Il avait payé la moitié de la somme à l'avance et a emprunté le reste à son agent. Le jeune Indien a travaillé pendant sept mois pour le rembourser. 

Des exploitations agricoles rarement contrôlées

L'exploitation des travailleurs agricoles est bien connue des politiques italiens. Grâce à un vaste mouvement de protestation lancé par Yvan Sagnet, le Parlement italien avait fini en 2016 par voter une loi pour s’attaquer au système des "caporali". C'est en vertu de cette loi que l'employeur de Balbir Singh a pu être poursuivi en justice.

Mais pour les syndicats et les militants des droits de l’Homme, les contrôles sur les exploitations agricoles sont encore trop rares pour faire appliquer cette loi.

Marco Omizzolo, qui travaille avec le groupe de réflexion Eurispes, a passé des années à faire des recherches sur cette exploitation dans la région du Latium. Pour être au plus près de la réalité, il est allé lui-même travailler dans les champs et a passé trois mois à Bella Farnia, un hameau majoritairement occupé par des Indiens. 

Après plusieurs menaces de mort, Marco Omizzolo a été contraint de vivre sous protection policière. En 2016, il a joué un rôle majeur, avec le syndicat FLAI CGIL, dans l'organisation de la première grève des travailleurs indiens de l’Agro Pontino. Depuis, leur salaire horaire est passé de 3 à environ 5 euros - la moitié du salaire minimum légal.

Selon Marco Omizzolo, même si les conditions de travail sont encore loin d’être idéales, l’effet de la grève a fait comprendre aux Indiens qu'"il est payant de se battre pour ses droits".

*Le prénom a été modifié.

 

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