Khaled guette les départs sur la palge des dunes de la Slack, à Wimereux, dans le Pas-de-Calais, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Khaled guette les départs sur la palge des dunes de la Slack, à Wimereux, dans le Pas-de-Calais, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Depuis plusieurs jours, des centaines de migrants tentent chaque nuit la traversée de la Manche depuis les villes de Wimereux, Boulogne-sur-mer, ou encore Hardelot, dans le nord de la France. Des villes plus au sud de Calais, moins surveillées et synonymes de nouvelle route maritime pour atteindre les côtes anglaises. De nombreux migrants, sans argent, sans réseau, tentent là-bas de profiter de ces départs de nuit en grimpant dans les canots au dernier moment.

Khaled est perché en haut d’une dune. Le soleil se lève à peine, il est 6h30. Ce jeune Éthiopien de 21 ans scrute la plage en contrebas. La mer est calme. L’endroit est encore désert. "Je regarde, je guette les départs". Khaled a dormi un peu plus loin, dans un endroit vague qu'il désigne de sa main. Il est arrivé à Wimereux, petite station balnéaire cossue du nord de la France, il y a une dizaine de jours. Calais n’est qu’à 30 km, plus au nord.

"Ce qu’il faut, c’est courir vite", explique-t-il, pieds nus, les baskets rangés dans son sac à dos. "Moi, je n’ai pas d’argent, pas de passeur, pas de bateau", confie-t-il sans jamais détourner le regard de la plage et des dunes. Chaque matin, depuis 10 jours, il attend "sa chance". "Ma technique, c’est de rester ici. Je guette les passages [des autres migrants] et quand je les vois courir sur la plage, je cours aussi, et je tente de sauter dans l’un des canots au dernier moment, gratuitement".

L’endroit où est posté Khaled est idéal. Il surplombe toute la plage de Wimereux et offre une large vue du domaine des dunes de la Slack, du nom de cet estuaire préservé, sauvage où les collines de sables sont recouvertes d’herbes hautes, d’arbustes, de ronces. Encastré entre les communes de Wimereux et d’Ambleteuse, dans le Pas-de-Calais, le secteur offre de nombreuses cachettes. C’est dans ces renfoncements naturels que Khaled se terre la nuit, en attendant le meilleur moment pour s’élancer sur la plage.


Khaled et un autre migrant soudanais regardent la plage de la Slack, à l'aube, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Khaled et un autre migrant soudanais regardent la plage de la Slack, à l'aube, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


Contrairement au schéma habituel qui consiste à attendre les consignes d’un passeur pour prendre la mer, de nombreux migrants désargentés tentent aujourd’hui des méthodes désespérées pour rejoindre coûte que coûte les côtes anglaises. "On ne se fait pas toujours rejeter", continue Khaled. "Quand on est seul, les personnes acceptent de prendre gratuitement quelqu’un avec eux. C’est quand on est plusieurs à arriver sur un même bateau qu’ils refusent de nous embarquer".

"Trop de police"

Il y a quelques jours, Khaled a presque réussi à grimper dans un canot. "J’étais si près du but", dit-il. "Si près de l’eau… Mais la police est intervenue". Le canot a été percé. "Depuis, la nuit, je fais des allers-retours sur la plage, et j’attends une autre chance". Après un long moment à observer silencieux les alentours, il repart en direction de la route. "Il est 7h15, il fait trop jour, il n‘y aura plus de départ aujourd’hui."


Des migrants courent se cacher dans les dunes de la Slack, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Des migrants courent se cacher dans les dunes de la Slack, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


Quelques heures plus tôt, un autre groupe de migrants, des Soudanais cette fois-ci, ont eux aussi tenté leur chance depuis les dunes de la Slack. Ils racontent s’être fait arnaquer par leurs passeurs. Malgré les 5 000 euros versés, leur bateau n’a jamais été livré. Depuis, ils errent sur la plage, et sur la route départementale encastrée entre les dunes, en attendant de trouver un plan B.

>> À (re)lire : "Manche : après quelques jours d'accalmie, les traversées et les sauvetages en forte recrudescence"

Ce soir-là, vers 1h du matin, ils renoncent à tenter un passage. "On essaiera une autre fois", explique Ali, l’un d’entre eux, calmement, habitué aux tentatives avortées. Ce Soudanais d’une vingtaine d’années, parlant un anglais parfait, n’essaye plus de partir depuis les plages de Calais. "Trop de police", dit-il simplement.

Depuis des mois, Paris et Londres déploient d’importants moyens techniques (clôtures, drones, caméras thermiques…) et humains (multiplication de patrouilles) à Calais, Grande-Synthe, Sangatte pour freiner les venues des migrants sur les côtes anglaises. Face à l’impossibilité de passer, les exilés, à l’image de Khaled et d’Ali, cherchent donc de nouvelles routes.


Le maire de Wimereux, Jean-Luc Dubaele, montre un canot abandonné dans les dunes de la Slack, le 7 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Le maire de Wimereux, Jean-Luc Dubaele, montre un canot abandonné dans les dunes de la Slack, le 7 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


"Ils descendent plus au sud de la côte d’Opale", explique Marguerite Combe, coordinatrice de l'association Utopia 56 à Calais. "Il y a toujours eu des départs depuis Wimereux, Boulogne-sur-mer, mais jamais autant. Les migrants rallongent le temps de la traversée en partant de là".

"Bateaux de mauvaise qualité, des bidons d’essence coupés à l’eau"

Même constat de la part du maire de Wimereux, Jean-Luc Dubaele. Ces derniers jours, il s’est dit "dépassé" par le phénomène. Près de 300 migrants se cacheraient en ce moment dans les dunes : des Éthiopiens, des Érythréens, des Soudanais… Du jamais vu. Dans la nuit de dimanche à lundi, des dizaines d’entre eux se sont élancés en même temps sur la plage avant d’être stoppés par les forces de l’ordre. Les conditions météorologiques étaient idéales : mer d’huile, aucune houle, vents favorables. "Ils partent d'ici parce que c'est moins surveillé", confie l'édile.

Le schéma observé est toujours le même, selon le maire qui patrouille régulièrement avec la police : "Les passeurs donnent rendez-vous aux migrants ici. Ils leur envoient des points GPS dans les dunes [...] Ils déposent les colis [les canots en kit, ndlr] et les migrants les récupèrent. Ensuite, ils attendent. Puis, ils sortent par surprise des dunes, et ils courent à plusieurs" en portant à bout de bras un zodiac et un moteur - qui avoisine souvent les 500 kilos.


Une patrouille de policiers sur la plage de la Slack, vers 6h30, le 8 septembre. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Une patrouille de policiers sur la plage de la Slack, vers 6h30, le 8 septembre. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


Pour le maire, le constat est dramatique : humainement tout d’abord, "ils partent en surnombre sur des bateaux de mauvais qualité", explique-t-il. "Des canots pas assez solides, avec des bidons d’essence coupée à l’eau". Les risques sont grands de subir une avarie, une panne de moteur en pleine mer. Mercredi 8 septembre, une embarcation a été récupérée in extremis au large d’Hardelot, à une dizaine de km au sud de Wimereux. Le plancher prenait l’eau. Le naufrage était imminent.

"Ils ne vont pas s’arrêter si près du but"

"Je n’ai pas envie d’une nouvelle 'jungle' dans ma commune'" déplore encore le maire, craignant une dégradation des lieux.


Les dunes de la Slack, à l'aube, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Les dunes de la Slack, à l'aube, le 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


Pour faire face, Jean-Luc Dubaele a directement contacté le ministère de l’Intérieur pour demander de l’aide et un renfort policier. Pourtant, à Wimereux, les forces de l’ordre doutent que leur présence, même massive, dissuade les migrants de passer. "Ils ont fait tout ce chemin pour arriver en Europe, ils ne vont pas s’arrêter si près du but", confie un policier en patrouille à l’aube sur la plage de la Slack. "Ils n'ont plus que 100 mètres à faire pour atteindre la mer. Ils essaient toujours de passer".

Car, une fois la mer atteinte, les exilés savent qu’ils n’auront plus rien à craindre des patrouilles de plage. "Quand ils touchent l’eau, c’est aux autorités maritimes de prendre le relais", explique un autre policier. "Les migrants le savent. Nous n’irons pas les chercher dans l’eau. C’est pour ça qu’ils courent si vite vers la mer à chaque essai".

Sur la plage, le rôle des forces de l’ordre se résume à l'interception des embarcations. "Nous, ce qu’on fait, c’est essayer de saisir le bateau et de le crever pour le rendre inutilisable". La question de l’arrestation n’est pas à l’ordre du jour. "Nous ne sommes pas là pour interpeller les migrants", déclarent plusieurs d'entre eux.

Presque toujours, après une interception, les exilés repartent donc libres dans les dunes. Ils refusent les prises en charge et les mises à l’abri. Mais survivre ici est particulièrement difficile. Dans la zone, aucune ONG n’est présente, aucune distribution de nourriture n’est donc assurée. Beaucoup de migrants, à l’image de Khaled, repartent chaque matin vers Calais pour "se reposer" avant de redescendre, en début de soirée, vers Wimereux et Boulogne-sur-Mer. "Je vis à Calais", a expliqué Khaled, ce matin-là, du haut de sa dune. "Je repars parce qu'ici, il n'y a rien. Quand j’aurai suffisamment mangé et que je me serai reposé, je reviendrai".


Un groupe de Soudanais dans la commune de Wimereux, dans la nuit du 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Un groupe de Soudanais dans la commune de Wimereux, dans la nuit du 8 septembre 2021. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants


 

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