Abena Bonyomo Jackson était "un migrant qui avait réussi". Ce ressortissant camerounais, salarié de Caritas au sein du centre d'accueil pour migrants de Meknès, au Maroc, est aujourd'hui en détention préventive. L'ONG catholique l'accuse de "détournements de fonds". Plusieurs exilés ont aussi été entendus par la police dans le cadre de l'enquête. Ils lui avaient confié toutes leurs économies, et n'ont jamais revu leur argent.
Abena Bonyomo Jackson a trompé tout le monde. Ce ressortissant camerounais de 33 ans était pourtant "un exemple" pour de nombreux exilés installés à Meknès, au nord du Maroc. "J’aurais aimé être à sa place. Pour nous, c’était un migrant qui avait réussi", raconte, amer, Stéphane, installé dans la ville depuis 2017 et originaire du Cameroun lui aussi. Son compatriote, envers qui il avait "toute confiance", est actuellement en détention préventive dans les locaux du commissariat central de Meknès. En cause ? La plainte déposée contre lui par Caritas Maroc, pour "détournements de fonds".
Coordinateur technique de l’ONG catholique depuis 2016, Abena Bonyomo Jackson était responsable de la gestion du centre d’accueil pour migrants de Meknès. Il était aidé dans sa tâche par trois bénévoles. Mais un contrôle des procédures de gestion, organisé début décembre, a révélé des anomalies dans la trésorerie de la structure. "L’argent n’était plus là", déplore Clément Barberousse, chargé des programmes migrations au siège de Caritas, à Rabat. L'inspection démontre aussi que plusieurs documents du même type ont été falsifiés ces derniers mois.
Immédiatement, le 8 décembre, Abena Bonyomo Jackson reconnaît avoir détourné l’argent de l’ONG. Une procédure de licenciement est alors enclenchée, et le responsable est convoqué à Rabat. "Il ne s’est jamais présenté, affirme Clément Barberousse. C’est là que nous avons engagé des poursuites judiciaires". D’après lui, le ressortissant camerounais s’est enfui. "Il a cherché à gagner la Mauritanie mais a été arrêté avant, à Guerguerat, à l’extrême-sud du Sahara occidental".
"On lui donnait notre argent"
Si depuis, Abena Bonyomo Jackson a été rapatrié à Meknès, sa fuite a bouleversé les migrants africains installés dans la ville, dont certains ont été entendus par la police dans le cadre de l’enquête. Car depuis plusieurs années, le responsable de Caritas s’était mué en véritable conseiller bancaire, spécialistes des exilés. "Comme on ne peut pas ouvrir de compte à la banque, on lui donnait notre argent, explique Stéphane. Il nous disait qu'il était 'le mieux placé pour ça'. Il s’occupait déjà de nous pour nos papiers et nos soins de santé, c’était logique. Personne ne s’est méfié".
À partir de 2017, date de son arrivée à Meknès, ce migrant natif de Douala confie toutes ses économies à son "frère" de Caritas. "Ma famille me transférait de l’argent via Western Union, et moi je le donnais à Jackson. Il me donnait seulement les petites sommes que je lui réclamais tous les mois, pour payer mon loyer ou faire quelques courses". D’après lui, une cinquantaine de personnes, originaires du Cameroun et de Côte d’Ivoire pour la plupart, ont fait de même. D'après des vidéos fournies par les exilés à InfoMigrants, chaque personne recevait un petit papier avec la somme inscrite au stylo, tamponnée de la société "Cent pour cent Afrique", enregistrée à Meknès.
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Problème, aujourd’hui Abena Bonyomo Jackson l’avoue : de toutes les économies des migrants, il ne reste rien. Dans un live Facebook diffusé le 20 décembre par le compte de "La Baronne Suisse", personnalité influente de la diaspora camerounaise, il reconnaît devoir, au total, 316 000 dirhams aux migrants, soit environ 30 000 euros. Auxquels s’ajoutent les 110 000 dirhams, 10 500 euros, que lui réclame selon lui Caritas.
D’après le principal concerné, tout cet argent a été investi dans un salon de coiffure, qui vend aussi des cosmétiques. "J’en avais déjà un, ça marchait bien. J’ai voulu en ouvrir un deuxième, raconte-t-il dans la vidéo. J’ai fait une demande de prêt à la banque de 300 000 dirhams [28 000 euros, ndlr], mais en attendant de le recevoir, je me suis dit qu’au lieu d’attendre les financements de la banque, avec l’argent que je garde pour les migrants… J’ai pu commencer les travaux, j’ai recruté d’autres personnes".
Finalement, le prêt demandé à la banque lui est refusé. Abena Bonyomo Jackson est "coincé". D’après lui, il n’a pas "fui" pour autant, ni Meknès ni ses responsabilités. "Je me suis juste éclipsé, répond-il. Pour un petit problème dans mon travail, on me saute dessus. Il faut aussi me comprendre".
Une place dans un bateau pour l’Espagne
Si Abena Bonyomo Jackson a vidé les caisses de Caritas Meknès et "joué au banquier" avec les migrants, selon les mots de Clément Barberousse, le responsable camerounais aurait également servi d’intermédiaire entre des exilés souhaitant se rendre en Espagne et des passeurs. D’après Stéphane, "en 2020, il demandait 3 000 euros par personne pour passer aux Canaries, depuis Laâyoune [dans le sud du Maroc, ndlr]". À Suzanne, une exilée camerounaise de 32 ans, il a demandé au total 6 250 euros, pour la faire passer elle, son mari et ses deux enfants dans l'enclave espagnole de Melilla. "Quand on est arrivé à Meknès, on m’a tout de suite parlé de lui. On lui donnait nos économies, il les transférait au passeur, et prenait une commission", explique-t-elle.
"Je lui ai versé un acompte de 2 500 euros en avril 2020. Puis d'autres sommes tous les mois jusqu’au 8 décembre de la même année. Soit une semaine avant notre départ pour Nador, où nous avons passé Noël cachés dans la forêt". Le 27 décembre, Suzanne monte à bord d’un zodiac d'une capacité de 25 places, avec 55 personnes. Quelques minutes après son départ, le bateau se perce. "On a chaviré. Ma fille de deux ans et demi est tombée dans l’eau. Mon mari a réussi à la sauver, elle, et d’autres enfants, des bébés".
Secourus par la marine marocaine, Suzanne et sa famille rentrent à Meknès deux jours plus tard, traumatisés. "On a vu la mort en face. Je lui ai dit que je ne voulais pas le refaire, et donc qu'il devait me rendre mon argent. Il m’a répondu, ‘ok, pas de problème’". Abena Bonyomo Jackson ne lui a jamais rendu le moindre dirham.
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"Ici, tout le monde savait ce qu’il faisait. C’était le seul qui proposait de faire partir les gens. Pour les Canaries depuis Laâyoune, pour l’Espagne depuis Nador ou Tanger", assure un de ses anciens collègues, qui a depuis quitté le centre d’accueil. "En lui confiant leurs sous, les migrants se garantissaient un abri pour leurs économies. Mais ils s’assuraient aussi, un jour, une place dans un bateau pour l’Espagne". Des vidéos filmées par les exilés montrent les passagers d'embarcations remercier chaleureusement "Jackson" de les avoir fait passer en Espagne.
Pour Omar Naji, membre de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) à Nador, "ce procédé est le même partout". "Mais dans cette affaire, ce qui est grave, c’est que le trafiquant est un salarié de Caritas. Cela fait des années que ça dure, les transactions se font dans les bureaux de Meknès, et ils n’étaient pas au courant ?". "Nous n’avions aucun élément à notre connaissance, et n’avons reçu aucun signalement qui nous aurait permis d’imaginer cela, répond Clément Barberousse, qui assure que Caritas en "tire les enseignements".
Dans une des vidéos diffusées sur Facebook, Abena Bonyomo Jackson se dit "sincèrement désolé pour tout ça". Stéphane, à qui il n’a plus rendu d’argent depuis plus d’un mois, est aujourd’hui à la rue. "À cause de lui, je n’ai pas pu payer mon loyer. On m’a mis dehors. Je suis désespéré, parce que là maintenant, c’est très difficile pour moi de survivre. Mais aussi parce que ça me fait mal d’avoir été abusé par un compatriote".
Suzanne non plus ne pourra pas payer son propriétaire ce mois-ci. "C’est tellement dur que parfois, je me dis que c'est un cauchemar. Je voulais juste offrir une vie meilleure à mon mari et mes petites filles. Aujourd’hui je n’ai même pas de quoi leur acheter des médicaments".