La campagne appelant à libérer les El Hiblu 3 est devenue internationale. Crédit : Joanna Demarco/ campagne Free Elhiblu3
La campagne appelant à libérer les El Hiblu 3 est devenue internationale. Crédit : Joanna Demarco/ campagne Free Elhiblu3

Une nouvelle audience s'est tenue à Malte dans l’affaire des El Hiblu 3, le surnom donné aux trois migrants accusés d’avoir détourné un navire marchand en 2019. Le pétrolier venait de secourir leur embarcation au large de la Libye. Les accusés assurent qu’ils ont servi d’intermédiaire entre l’équipage et le groupe de migrants, paniqués à l’idée d’être renvoyé en Libye.

"Nous sommes là pour tenir sur la distance", assure Elisa De Pieri d’Amnesty International à Malte. Avec d’autres ONG et activistes des droits de l’Homme, Amnesty milite depuis déjà trois ans pour que les autorités maltaises abandonnent leurs charges contre trois migrants africains, accusés de terrorisme pour avoir détourné un navire marchand en 2019.

Les trois hommes originaires de Guinée et de Côte d’Ivoire, adolescents au moment des faits, s’étaient retrouvés avec une centaine d’autres migrants sur une embarcation en détresse dans la zone de recherche et de sauvetage (SAR zone) libyenne. Secourus par le cargo El Hiblu, ils auraient obligé le capitaine du bateau à faire route vers Malte, alors que le navire avait reçu l'ordre de les ramener en Libye.

Les versions sur ce qui s’est passé à bord du El Hiblu divergent. Selon des migrants interrogés par la campagne de soutien "El Hiblu 3", le groupe est d’abord informé qu’il va être emmené à Malte. Mais après une nuit passée en mer, les naufragés réalisent que le pétrolier s’approche des côtes libyennes. Certains expliquent qu'ils ont décidé ensemble de refuser de débarquer en Libye.

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Des organisations, comme le Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) et Amnesty, estiment que la Libye n’est pas un lieu sûr pour les migrants secourus en mer. Mais les accords internationaux prévoient que les personnes interceptées dans la SAR zone libyenne peuvent - et c’est souvent le cas - être renvoyées vers ce pays.

Traducteurs ou terroristes ?

Les trois hommes, surnommés les "El Hiblu 3", ont 15, 16 et 19 ans lors de cet incident. Parlant quelques mots d’anglais, ils affirment s’être posés comme intermédiaires entre l’équipage et le reste du groupe, essentiellement francophone.

Amnesty raconte que le groupe "a commencé à paniquer" en réalisant que le capitaine du navire tentait de les ramener en Libye. Lors de la nouvelle audience devant le juge qui s’est tenue jeudi 3 février, les trois accusés ont une nouvelle fois assuré qu’ils avait joué le rôle de traducteurs pour calmer le groupe à la vue des côtes libyennes.

Dans un communiqué, l'ONG assure également que le capitaine du pétrolier "comptait sur les trois jeunes pour traduire les informations aux autres survivants et maintenir le calme." Après un certain temps, le navire fait finalement demi-tour pour emmener le groupe à Malte.

Les militaires maltais finissent par monter à bord et jugent que les trois adolescents ont pris le contrôle du bateau. Ils les arrêtent pour détournement, terrorisme et prise du navire par la force.

Une enquête qui progresse lentement

Après l’ouverture d’une enquête et plusieurs mois d’audiences, les trois hommes obtiennent finalement la liberté sous caution en novembre 2019. Depuis, les audiences se poursuivent, au rythme d’un rendez-vous toutes les quatre à six semaines, comme l’explique Elisa De Pieri, d'Amnesty International.

Selon elle, cette enquête est menée de manière partiale. En effet, elle affirme que les preuves et les témoins sont rassemblés par la police. En face, les avocats de la défense ne sont pas en mesure d'appeler eux-mêmes des témoins et ne savent souvent pas à l'avance qui sera entendu lors des audiences.

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Pendant que l’enquête avance lentement, les trois accusés ont l’interdiction de quitter Malte et sont obligés de se présenter tous les jours à un commissariat de police. "C'est une source de stress pour eux", explique Elise De Pieri, alors que tous ont trouvé un emploi. "Ils doivent souvent rentrer directement du travail, il suffit que le bus ait du retard pour qu’ils s’inquiètent" raconte la chercheuse d’Amnesty.


Les trois jeunes hommes reçoivent tous les jours des lettres de soutien. Crédit : Jelka Kretzschmar/Campagne Free Elhiblu3
Les trois jeunes hommes reçoivent tous les jours des lettres de soutien. Crédit : Jelka Kretzschmar/Campagne Free Elhiblu3


Le plus jeune du groupe vient d'avoir 18 ans. "Ils sont très frustrés", signale Elisa De Pieri. "Généralement, lors des audiences, il ne se passe pas grand-chose. C’est aussi une préoccupation partagée par les avocats. Il y a le manque d'action de la part de la police et du procureur, le peu de témoins appelés à comparaître. Et beaucoup de ceux qui se trouvaient sur le El Hiblu ont depuis déménagé et sont très difficiles à retrouver. Personne n'arrive actuellement à savoir quelle direction va prendre cette procédure."

En novembre dernier, les autorités maltaises ont admis que plusieurs témoins appelés à comparaître restaient introuvables, beaucoup ayant quitté Malte.

Pourtant, la liste des accusations est "très sérieuse", rappelle Elisa De Pieri. "Ils ne peuvent pas vraiment aller de l'avant, ils se sentent coincés, certains d'entre eux font une dépression, ils ne peuvent pas avoir de projets avant que tout cela ne soit terminé."

Amnesty International espère que les procureurs abandonnent toutes les charges classent l'affaire. L’ONG a lancé une pétition en ce sens, qui a recueilli plus de 200 000 signatures. Les trois hommes ont également reçu des milliers de lettres de soutien.

"Ces jeunes hommes n'étaient que des ados lorsqu'ils ont tenté de se protéger et de protéger les autres demandeurs d'asile d'un renvoi vers la quasi certitude d’être torturé, détenu, violé et exploité en Libye. Pendant trois longues années, leur vie a été mise en suspens. Il est grand temps d'abandonner les charges retenues contre eux et de les laisser reprendre le cours de leur vie", insiste Elisa De Pieri.

Une autre affaire similaire en Italie

L'ONG souhaite que la justice maltaise suive l’exemple de la justice italienne dans une affaire similaire, où deux migrants, un Soudanais et un Ghanéen, avaient également été accusés en 2018 d’avoir détourné le navire qui les avait secourus.

Il s’agit de l’affaire Vos Thalassa. "Nous n’avions rien fait de mal, on disait simplement qu’on ne voulait pas retourner en Libye", avait expliqué l’un des deux hommes au journal la Repubblica Palermo en décembre dernier, juste après leur victoire en cassation.

Comme dans le cas du El Hiblu, 67 migrants secourus par le Vos Thalassa, un navire marchand opérant auprès des plateformes pétrolières au large de la Libye, s’étaient opposés à leur retour dans ce pays.

Lors du procès, des migrants avaient expliqué avoir mimé le geste de se couper la gorge pour expliquer qu’ils risquaient de se faire tuer en Libye. Mais ces mimiques avaient été interprétées comme des menaces de mort par l’équipage.

Les garde-côtes italiens avaient finalement récupéré les migrants pour les débarquer au port de Trapani, en Italie. Après plusieurs procès, un appel devant la plus haute juridiction italienne a finalement donné raison aux deux hommes.

Elisa De Pieri espère que le verdict dans l’affaire du Vos Thalassa permettra de faire avancer le débat autour des renvois de migrants vers la Libye, alors que les accords passés entre Tripoli et Rome, en accord avec l’Union européenne, ont permis de renvoyer quelque 82 000 personnes vers la Libye ces cinq dernières années, selon Amnesty. Cet accord étend les prérogatives des garde-côtes libyens dans la SAR zone et permet aux autorités libyennes d'intercepter un plus grand nombre d'embarcations afin de les renvoyer dans le pays.

 

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