Frontalière entre l'Ukraine et la Hongrie, la ville de Zahony a accueilli de très nombreux Ukrainiens et étudiants étrangers du pays voisin fuyant l'offensive russe. Depuis plus d'une semaine, la gare de cette petite ville frontalière vit au rythme des trains qui amènent les exilés d'Ukraine et de ceux qui les transportent ensuite jusqu'à Budapest.
Julia Dumont, envoyée spéciale à Zahony, Hongrie.
En gare de Zahony, un train est arrivé de Tchop, la dernière ville ukrainienne avant la frontière, il y a déjà de longues minutes. La police hongroise contrôle les papiers de tous les passagers et les fait descendre des wagons au compte-gouttes. Il faut ensuite traverser les rails à pied pour atteindre la gare. Pour les déplacés, ce sont les premiers mètres à l'abri de la guerre. Ces moments sont chargés d'émotions. Alors qu'elle franchit à son tour les voies ferrées, une femme fond en larmes en apercevant deux de ses proches venus la chercher. Devant les journalistes et les bénévoles massés sur le quai, les trois amis se tombent dans les bras et s'enlacent longuement.
Chaque jour, depuis plus d'une semaine, la petite gare de Zahony se remplit et se vide au rythme des trains arrivant de Tchop et de ceux partant pour Budapest. Ce mercredi 2 mars ne fait pas exception. Sur les coups de 18h, des centaines de personnes envahissent la gare en quelques minutes. Des femmes et enfants ukrainiens et beaucoup d'étudiants d'étrangers. Tous ont les yeux bouffis par la fatigue. Certains transportent leurs animaux de compagnie en plus de leurs quelques sacs renfermant de quoi débuter une nouvelle vie ailleurs.
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Zahony est le principal point d'entrée des exilés d'Ukraine en Hongrie. Le seul accessible en train et d'où il est possible de poursuivre sa route, également en train, jusqu'à Budapest, la capitale hongroise.
Rapidement après l'arrivée, la plupart des Ukrainiens quittent la gare pour aller trouver un peu de repos à l'hôtel, chez des Hongrois qui leur ouvrent leurs portes ou bien auprès de proches venus les chercher depuis des pays voisins. Après leur départ, ce sont surtout des étudiants étrangers qui restent dans la gare à attendre le train de 20h pour Budapest. Regroupés par nationalité et soulagés d'avoir pu quitter l'Ukraine, ils tentent d'oublier les heures d'angoisse qu'ils viennent de vivre.
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"Nous sommes heureux d'être tous ici, vivants"
James a les traits tirés par la fatigue et les yeux rouges. Il a quitté Kiev avec une dizaine d'amis, tous nigérians et étudiants en médecine, comme lui. "On a fait en sorte de sortir [d'Ukraine] tous ensemble. Nous sommes heureux d'être tous ici, vivants", confie le jeune homme de 22 ans, très ému. "Nous espérons qu'un jour nous pourrons retourner là-bas faire ce que nous faisons de mieux en tant qu'étudiants en médecine."

Il explique que lui et ses amis ont décidé de quitter le pays par la Hongrie après avoir eu vent de nombreux cas de racisme à la frontière polonaise. Le jeune homme a la voix qui se brise lorsqu'il raconte son périple jusqu'à Zahony. "[À Kiev], ça a vraiment été difficile de se frayer un chemin jusqu'au train, de pouvoir monter tout en sachant que si tu ne montes pas, il peut t'arriver quelque chose de très grave à cause de la guerre. J'ai attendu pendant cinq heures juste pour pouvoir monter dans un train."
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L'arrivée en Hongrie est un soulagement immense mais James reconnaît qu'il va lui falloir du temps pour surmonter le traumatisme des bombardements. "On entendait des roquettes tomber tous les jours et on avait en tête qu'à tout moment on pouvait être frappés et perdre la vie. Dès qu'on entendait les sirènes, on courait vers les abris anti-bombes pour être sûrs d'être en sécurité."
"J'ai perdu la notion du temps"
Jean-Philippe aussi a énormément souffert des bombardements. Ce Camerounais de 32 ans étudiait l'aviation à Kiev et vivait à Bucha, une ville de l'oblast (unité administrative) de Kiev qui a été ravagée. Il a profité de l’accalmie du 28 février – jour des premiers pourparlers entre Moscou et Kiev, à la frontière avec la Biélorussie – pour partir. "J'ai marché plus de deux heures et demi, ensuite j'ai pu prendre une voiture jusqu'à Lviv, puis une autre jusqu'à Tchop et je suis arrivé ici en train", détaille-t-il, assis dans une salle de la gare de Zahony à côté de ses bagages et de Mina et Michelle, deux Camerounaises qui cherchent aussi à rejoindre Budapest.

Khalil, lui, n'a qu'un petit sac à dos. À l'intérieur : un jeu d'échec, un tapis de souris d'ordinateur et un spray pour cheveux. "Je n'ai aucune idée de pourquoi j'ai pris ça, déclare, amusé, ce Marocain de 24 ans. J'ai fait mes affaires le plus vite possible, je n'ai pas fait attention à ce que je prenais."
Khalil avait pris quelques vêtements dans un autre sac mais il l'a lâché en courant vers un abri anti-bombes de Kharkiv, le jour de son départ. Après des jours de voyage, dont plusieurs bloqués à la frontière car il n'avait plus son passeport, il est arrivé, mercredi, hagard et épuisé, à Zahony.
À force de manquer de sommeil, Khalil dit avoir "perdu la notion du temps". Il est aussi conscient d'avoir été très affecté par ce qu'il a traversé. Il s'en est rendu compte lorsqu'il a passé quelques jours dans un camp à la frontière ukrainienne, bloqué par cette histoire de passeport manquant. "Quelqu'un a fait tomber une cuillère sur le sol et le bruit m'a tellement fait peur que je n'ai pas réussi à dormir de la nuit", confie-t-il. Et d'ajouter, un sourire derrière son masque chirurgical jaune : "Ça fait du bien de parler".
Décider de partir
Un grand brouhaha s'est installé dans la gare de Zahony, maintenant bondée, mais Maria semble imperturbable au milieu de l'agitation. Assise sur sa petite valise, cette Ukrainienne de 24 ans, aux longs cheveux blonds, serre son téléphone entre ses mains. Partie de Kharkiv le 25 février, elle est à bout de forces et doit parfois faire des pauses au milieu de ses phrases. Cette étudiante en droit a quitté sa famille pour aller s'installer chez sa sœur en Espagne. Raconter que sa famille et ses amis sont restés dans cette ville particulièrement visée par les bombardements russes est un déchirement et Maria ne peut pas retenir ses larmes. "J'ai peur pour ma famille et mes amis. C'est dur", nous écrit-elle finalement sur son téléphone, dans Google traduction, incapable de poursuivre la conversation.
Galina, elle, doit rejoindre Lisbonne, au Portugal, où des amis l'attendent, prêts à l'accueillir, ainsi que son fils Pasha, 8 ans, qui "ne peut pas vivre sans jouer au football". C'est pour lui que cette avocate de Kiev a pris la route. Pour qu'il puisse rapidement retourner à l'école et avoir un ballon aux pieds. "Si j'avais été seule, je serais restée."

Enveloppée dans une longue doudoune noire, Galina se dit confiante dans sa capacité à rebondir professionnellement à Lisbonne, mais elle est moins sûre de parvenir à surmonter le déchirement d'avoir quitté son pays. En évoquant son départ, sa voix se coupe et les larmes envahissent son visage. "Le plus difficile, c'est de réaliser ce qu'il est en train de se passer et de prendre la décision de partir."
Plus de 130 000 réfugiés en Hongrie
Pour venir en aide aux personnes qui arrivent d'Ukraine et s'apprêtent à repartir, les habitants de Zahony et des organisations nationales ont mis en place des distributions de nourriture et de boissons mais aussi de couches et d'aliments pour bébés dans la gare. Des membres d'une association caritative religieuse distribuent aux arrivants les tickets solidaires qui permettent aux réfugiés de voyager gratuitement en Hongrie pendant 48 heures depuis Zahony.
Sur Facebook, le maire de la ville, Laszlo Helmeczi, tente de coordonner l'aide humanitaire, notamment à destination du lycée de la ville où quelque 200 personnes dorment chaque nuit. Il doit aussi gérer les problèmes de traduction à la gare. "Au début, [les Ukrainiens] venaient principalement de la région de Transcarpathie [frontalière de la Hongrie], mais maintenant de plus en plus de personnes viennent également des régions intérieures de l'Ukraine. Il est beaucoup plus difficile de communiquer avec eux car ils ne parlent pas hongrois. Nos bénévoles aident aussi beaucoup à l'interprétation", a-t-expliqué au média hongrois Blikk.
Depuis le début de l'offensive russe sur l'Ukraine, le 24 février dernier, plus de 133 000 personnes ont quitté le pays et sont entrées en Hongrie, selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Ce chiffre pourrait atteindre les 250 000 au cours des prochains mois, selon les projections des Nations unies.
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Peu après 20h, mercredi, dans la gare, les hauts parleurs annoncent, en hongrois et en anglais, que "le train pour Budapest va partir quai 1" : "Les personnes arrivant d'Ukraine peuvent voyager avec le billet solidarité". En un instant, la gare se vide et c'est la cohue sur le quai. Il y a de la place pour tout le monde dans le train mais les voyageurs exténués ont peur de le manquer.
James et ses amis, eux, prendront un autre train, direction Debrecen, la grande ville du sud-est de la Hongrie. Ils ont une connaissance qui peut les accueillir quelques jours, le temps de retrouver leurs esprits. "J'ai besoin d'une douche, de me reposer et d'un peu de temps pour réfléchir à ce que je vais faire maintenant, explique le jeune Nigérian. Là, je n'ai pas la tête à prendre une bonne décision."