Une fois encore, des groupes de migrants se retrouvent coincés sur des petites îles du fleuve Evros, qui marque la frontière entre la Grèce et la Turquie. Trente-sept personnes sont en situation de détresse, selon Alarm Phone, en contact avec un premier groupe. Un second est constitué de 46 personnes, dont dix mineurs, assure le Conseil grec pour les réfugiés. Si les ONG sont alertées par de nombreux cas similaires ces derniers mois, il reste difficile de les documenter, et de retracer l'historique de cette pratique de refoulement.
Trente-sept personnes sont coincées depuis plusieurs jours sur un îlot de la rivière de l'Evros, près de Didymoteicho, à la frontière entre la Grèce et la Turquie, aux portes de l'Union européenne (UE). Elles y ont passé au moins les nuits du 18, 19 et 20 avril, et s'y trouvent toujours selon les dernières informations du collectif d'aide aux migrants Alarm Phone.
Ce 21 avril, "la situation empire (...) le niveau de la rivière monte, et l'eau est en train de submerger l'îlot" alerte Alarm Phone. Le collectif appelle à déployer des secours au plus vite.
Les autorités grecques ont indiqué la semaine dernière ne pas avoir pu les localiser et avoir ensuite perdu contact avec eux, a rapporté le Conseil grec pour les réfugiés (CGR), cité par l'AFP.
Un second groupe d'une quarantaine de personnes
Parmi ce premier groupe, "plusieurs personnes sont malades et l'une d'elles a perdu connaissance", poursuit Alarm Phone sur Twitter. Une femme, sous dialyse (un traitement pour suppléer l'insuffisance rénale), a besoin de son traitement. "Nous avons un enfant malade. Il a besoin d'une ambulance. L'enfant va mourir", ont également écrit les migrants à Alarm Phone, qui tente de garder le contact avec eux.
La météo, froide et pluvieuse, accentue le danger pour la santé des exilés. Ils manquent, en outre, de réserves de nourriture, toujours selon le réseau d'activistes.
Un second groupe inquiète aussi les ONG. Il s'agit de 46 migrants, dont 10 mineurs, également bloqués sur un îlot, selon le CGR. L'organisation affirme avoir demandé lundi aux autorités grecques de leur porter secours, sans avoir reçu de réponse jusqu'ici, d'après l'AFP.
Confusion et menaces de refoulements
Pour les humanitaires, impossible d'accéder à la zone frontalière. Ils dépendent donc des témoignages et des vidéos ou photos envoyés par les migrants coincés sur l'Evros.
Ces derniers craignent un refoulement vers la Turquie voisine. D'après les vidéos reçues du groupe de 37, les personnes ont été "localisées et interpellées plusieurs fois par des hommes arrivant de la rive grecque", relate Alarm Phone. Durant la nuit, les exilés auraient également entendu des tirs venus de Turquie.
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Comme souvent dans ces cas de figure, la situation est confuse. Et sous tension. "Sur les vidéos partagées avec nous, nous pouvons voir des petites bateaux se dirigeant vers eux. Nous espérons qu'ils viennent pour les secourir, et non pour les attaquer de nouveau" décrit Alarm Phone sur Twitter.
Les autorités grecques ont toujours démenti la pratique illégale des "pushbacks", en dépit des enquêtes régulières d'ONG et de médias. L'Autorité grecque de transparence a indiqué, le mois dernier, que son investigation menée depuis novembre 2021 n'avait pas prouvé de telles pratiques. Mais plusieurs ONG, dont Amnesty International et le CGR, ont critiqué un travail loin d'être complet, et manquant d'indépendance.
Une situation de plus en plus fréquente ?
Ces derniers mois, des associations ont relayé de nombreux cas similaires. Pour autant, peut-on affirmer que ces situations se sont multipliées ? "C'est difficile à dire", explique avec prudence Lorenz, un des responsables d'Alarm Phone, joint par InfoMigrants. "C'est vrai que nous recevons davantage d'appels de la part de personnes bloquées sur des îlots de l'Evros. Nous sommes alertés souvent. Mais ce n'est pas parce que nous ne voyions pas ces cas auparavant qu'ils n'existaient pas... Les pratiques de violences et de refoulements existent à la frontière depuis des années".
Le réseau d'activistes reçoit régulièrement des récits d'exilés qui "arrivent sur le territoire grec, se font repérer, et refouler par les autorités sur ces petites îles dans la rivière", avait expliqué Lorenz à InfoMigrants lors d'un précédent cas. "Ces îles sont-elles sur le territoire grec ou turc ? Ce n'est souvent pas clair. Les deux autorités jouent avec la vie des gens comme dans un ping-pong".

Au total, depuis janvier 2022, le CGR dit avoir alerté les autorités sur la nécessité de secourir au moins 230 migrants originaires de Syrie, Turquie, Afghanistan et Irak dans la région d'Evros. Dans au moins trois cas, le CGR précise avoir eu connaissance que des exilés avaient été refoulés en Turquie sans avoir pu demander l'asile.
Des décès survenus lors de situations similaires
Début avril, pendant plus de 48 heures, 34 migrants, dont des enfants, étaient ainsi restés bloqués sur une petite île au milieu du fleuve, la Turquie et la Grèce se rejetant la responsabilité de leur prise en charge. Saisie en urgence de l'affaire, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) avait notifié à l'État grec son obligation de fournir un abri et des vivres au groupe. Elle avait ainsi "créé la pression dont nous avions besoin pour augmenter les possibilités d'évacuation des personnes", soulignait alors Lorenz. Pour l'heure, la CEDH n'a pas été saisi du cas des 37 et 46 personnes.
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À la mi-mars également, un groupe de 30 Syriens était resté bloqué sur un îlot pendant près de cinq jours. Selon leurs témoignages, les autorités grecques elles-mêmes les auraient expulsés sur ce bout de terre. Durant cette opération de refoulement, un petit garçon de quatre ans s'était noyé.
Un homme est également décédé, début septembre 2021, dans la foulée de l'un de ces "puschbacks" vers un îlot du fleuve. Ce cas avait été documenté en détails par l'organisation Watch the Med.
Renvois vers la Turquie
"Depuis 2020, craignant des représailles, les Grecs ne déposent plus toujours les migrants côté turc, ils ne s'approchent plus des rives voisines, et laissent les exilés sur ces îles entre les deux pays", exposait Natalie Gruber, porte-parole de l’association Josoor, à une équipe d'InfoMigrants sur place fin 2021.
"Définitivement, les autorités grecques utilisent les localisations spéciales de ces îlots pour refouler les gens sans les amener jusqu'au territoire turc", abonde aujourd'hui Lorenz.
Depuis de nombreuses années, les populations sur la route de l’exil traversent l’Evros depuis les rives turques pour entrer dans l'Union européenne. La crise migratoire de mars 2020, pendant laquelle des dizaines de milliers de migrants sont arrivés en Grèce via Kastanies après l'ouverture des frontières turques, a accentué ces mobilités. Athènes a alors multiplié les dispositifs de contrôle dans la région de l'Evros, dont la construction d'un mur métallique de 40 kilomètres de long et des caméras thermiques.
Le 7 avril dernier, l'ONG Human Rights Watch (HRW) avait révélé que des migrants étaient utilisés par la police grecque dans cette zone pour renvoyer en Turquie d'autres exilés. Ils étaient chargés des refoulements pendant plusieurs mois, en collaboration avec la police grecque, en échange d'une éventuelle autorisation de séjour. "On sait très bien que des 'pushback's ont lieu à Evros, c'est le cas depuis une dizaine d'années maintenant. Et c'est évident que l'exploitation d'autres migrants pour cela ne date pas de septembre 2021", avait réagi Marion Bouchetel, avocate au Legal center Lesvos, auprès d'InfoMigrants.