Brian* a quitté le Cameroun en début d'année 2020 parce qu’il craignait pour sa vie. Son objectif d'alors : rejoindre l’Europe. Passé par l’Iran, il arrive finalement en Turquie il y a un an. À Istanbul, le jeune homme de 29 ans travaille plusieurs mois afin de payer une traversée pour la Grèce, à 1 400 euros. Le jour J, il n’était qu’à quelques kilomètres de Samos lorsque son embarcation a été interceptée. Témoignage.
"Nous sommes partis à 6h30 du matin depuis une plage près de Bodrum, en Turquie. Dans le bateau gonflable, il y avait environ 30 personnes - des Togolais, des Maliens, des Congolais et des Camerounais comme moi - dont trois enfants : une petite fille, un garçon de deux ans et un bébé de six mois, avec leurs mères. Il y avait aussi huit femmes, et deux étaient enceintes.
La traversée a été longue. Je pense que la personne qui conduisait le bateau s’est perdue, car nous n'avions plus de signal GPS. À un moment, on était presque en haute mer, les vagues étaient grandes.
Vers 12h30, on a enfin vu la terre grecque. C’était l’île de Samos. On allait accoster tranquillement mais soudain, un bateau tout blanc a foncé droit sur nous. Dessus, il y avait un insigne en forme de drapeau grec, et un autre de l’Union européenne [Frontex, ndlr]. Quand il est arrivé près de nous, ça a fait des vagues, notre embarcation a tangué. À son bord, il y avait trois hommes en uniforme. Deux avaient des masques sur le visage, on ne voyait que leurs yeux. Ils nous ont crié dessus et ont pointé leurs armes sur nous. Ils nous ont ordonné d’éteindre le moteur.
Une enquête publiée en février 2022 a révélé que six mois plus tôt, des garde-côtes grecs avaient battu puis jeté à la mer trois migrants, sans canot ni gilet de sauvetage. Deux d'entre eux sont morts noyés suite à ce refoulement illégal. C'est un demandeur d'asile camerounais qui a donné l'alerte.
Certains semblaient nous prendre en photo ou nous filmer. On a attendu comme ça, les armes pointés sur nous, pendant une demi-heure. C'était très angoissant. Ensuite, un autre navire est arrivé, avec un drapeau grec. Il y avait trois hommes à bord, ils avaient tous des cache-nez. Avec tous les passagers, on a été obligé de monter sur leur bateau. Ils nous ont ordonné de nous asseoir, les mains en l’air. Ils nous hurlaient dessus en anglais, et ils ont récupéré nos téléphones. Moi j’ai réussi à le cacher.
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C’était vraiment horrible, j’ai eu très peur. J’ai pleuré. Je me demandais à quel moment est-ce qu’ils allaient ouvrir le feu sur nous. Et puis les gens étaient vraiment très stressés, ils bougeaient et criaient. J’avais peur qu’à cause de la panique générale, le bateau chavire.
"Ils avaient des matraques"
Au bout d'un moment, le bateau de l'Union européenne a démarré et il est parti côté turc, en face de Samos. Notre embarcation à vide était accrochée. À une cinquantaine de mètres de la côte, on nous a forcés à descendre, de retourner dans notre bateau à nous. On devait se dépêcher, ils nous criaient d’aller plus vite. Ils étaient armés. Quand j’ai mis le pied sur l’embarcation, le plancher en bois était cassé. Il n’y avait plus le moteur et de l’eau avait commencé à rentrer.
Selon l'ONG norvégienne Aegean Boat Report, 629 cas de refoulements illégaux de migrants ont été observés sur les îles de la mer Égée en 2021. La plupart (371 d'entre eux) ont eu lieu sur les îles de Lesbos et Samos, toujours d'après l'association. Entre mars 2020 et décembre 2021, près de 26 000 personnes au total ont été refoulées illégalement du territoire grec.
Puis ils ont détaché notre embarcation, et les vagues nous ont amenés sur une plage turque. Une fois sur la terre ferme, on a marché dans la forêt et appelé les secours. Après une nuit à la gendarmerie, tout le monde a été transféré dans un camp, à 4h de route. Il est assez grand, et entouré de grillage. À l’intérieur, il y a un petit espace pour les enfants et sur quelques containers, il y a le logo du HCR [Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies, ndlr].
Nous y sommes restés cinq jours. La journée, on était dehors, en plein soleil, il n’y avait rien pour s’abriter. Et on ne nous donnait qu’une petite bouteille d’eau. La nuit, les hommes dormaient dans une sorte de salle de réception, à même le sol. Les femmes, dans une salle de prière. Pour aller aux toilettes, on devait demander la permission, parfois les gardes refusaient. Ils avaient des matraques.
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Ce qui était difficile, c’est qu’on ne nous disait rien. On ne savait pas ce qu’on allait faire de nous. J’avais peur de rester six mois, ou d'être enfermé ailleurs. Car je connais des gens comme moi qui ont été jetés en prison en Turquie sans raison.
Et puis, un matin, alors qu’un autre groupe de migrants était arrivé, on nous a fait signer un papier. Nous n’avons même pas su de quoi il parlait, tout était en turc, et personne ne l’a traduit. Mais on a pu sortir.
Aujourd’hui, je suis à Izmir [sur la côte turque, ndlr]. Je fais la plonge pour un Africain qui a un bar-restaurant. C’est mieux que les autres emplois que j’ai eus. Ici, les Turcs nous prennent pour des esclaves. Certains nous appellent 'maymuns', 'singes' en français. Parfois, on nous paye 100 livres [cinq euros, ndlr] pour une journée à travailler debout dans des usines de chaussures et de vêtements. Alors je vais rester ici et économiser. Ensuite, je retenterai ma chance."