Comme des milliers de jeunes Algériens avant eux, Rafik et Fouad ont voulu fuir leur pays par la mer pour une vie meilleure en Europe. Ils ont embarqué, un après-midi de juillet, à bord d'un zodiac depuis la ville côtière de Mostaganem. Seul Fouad a survécu à la traversée.
Bilel a quitté l’Algérie pour poursuivre ses études en Russie il y a plusieurs années. Son diplôme obtenu, il s’est ensuite établi à Nantes, en France. Si le jeune homme a réussi à gagner la France sans encombre, pour deux autres de ses frères, c’est tout l’inverse. À l’été 2021, Rafik, 31 ans, et Fouad, 25 ans, désespérés par la vie qu’ils menaient en Algérie, ont pris la mer à bord d’un petit bateau à moteur, direction l’Espagne.
Le 8 juillet 2021, mon grand frère Rafik et mon petit frère Fouad sont montés dans un zodiac à Mostaganem [ville côtière au nord-ouest de l'Algérie, ndlr], avec 17 autres personnes. Il était 16h. Pendant une heure, ils ont foncé sur l’eau, pour atteindre l’Andalousie. Et puis le moteur est tombé en panne. Avec les vagues, le bateau a commencé à prendre l’eau, et à couler. Une femme et ses deux enfants ont paniqué. Ils avaient très peur de se noyer, alors Rafik leur a donné son gilet de sauvetage.
Pour rester hors de l’eau, mes deux frères se sont agrippés, chacun, à un bidon d’essence. Mais c’était quand même très difficile de tenir. Avec le courant… Et puis le mélange d’essence et de sel leur faisait très mal. Ils se sont perdus de vue.

Fouad a vu d’autres bateaux, au loin. Il les a appelés mais aucun ne s’est arrêté. Sauf un navire marchand. L’équipage l’a hissé sur le pont, et il n’a pas arrêté de leur dire de ne pas repartir, que son frère n’était pas loin. Ils l’ont cherché, longtemps, mais ils ne l’ont pas trouvé.
Il ne se rappelle pas trop combien de temps tout ça a duré. Moi, tout ce que je sais, c’est que Fouad a retrouvé la terre ferme le lendemain matin de leur départ, à 10h .
En 2021, quelque 10 000 Algériens ont atteint les côtes espagnoles par la mer, soit 20 % de plus que l'année précédente. Les petits canots dans lesquels ils prennent place ne sont pas adaptés à ce type de traversée. En conséquence, les accidents sont réguliers dans la zone. Fin juin, les autorités espagnoles ont confirmé la mort de trois migrants algériens, qui avaient tenté de rallier l'archipel espagnol des îles Baléares depuis l'Algérie. Ils avaient dérivé huit jours en mer.
Il a été emmené à la gendarmerie de Mostaganem. Un agent que je connais m’a appelé pour me dire ce qu’il s’était passé. C’est moi, ensuite, qui ai dû l’annoncer à toute la famille. Je n’ai pas réussi à joindre tout le monde. C’était trop dur, j’avais du mal à trouver les mots. Pour soutenir mes parents, je suis tout de suite rentré en Algérie.
"Une immense blessure dans notre cœur"
Malgré la disparition de Rafik, Fouad n’a pas abandonné l’idée de gagner l’Europe. Il était très choqué par ce qui lui était arrivé, mais il disait qu’il n’y avait rien à faire au bled. Là-bas, il faisait des petits travaux de plomberie, parfois de la pâtisserie.
Il faut vraiment vivre en Algérie pour se rendre compte du quotidien dans le pays. Le travail est très rare, et même si on en a un, on met 10 ans à s’acheter une voiture, tellement les salaires sont bas. On ne peut pas ouvrir la bouche pour critiquer, sinon on va directement en prison. Si on a de l'argent, on peut survivre, si on en n'a pas, on est mort. Ce pays a tout ce qu’il faut, mais il ne fait que pousser sa jeunesse dans la mer.
"Pour les personnes sans travail, c’est très dur de survivre dans le pays, avait assuré à InfoMigrants Nedjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques. Mais même pour ceux qui ont un emploi, la vie est difficile. En Algérie, le droit du travail est peu respecté, et pour l’ouvrier comme le médecin, il est très compliqué de se sentir reconnu. Se projeter dans l’avenir est quasiment impossible".
Je l’ai supplié de ne pas retenter la traversée. Je lui disais : ‘Ne pars pas, je vais trouver une solution’. Je lui ai dit aussi que l’Europe, ce n’était pas le paradis. Et qu’on avait déjà une immense blessure dans notre cœur. Cela suffisait. Mais il n’y avait rien à faire.
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Alors quitte à ce qu’il parte, je me suis dit qu’il fallait le faire dans les meilleures conditions possibles. Car de toutes façons, il n’allait pas céder. Je suis allé voir un passeur, et j’ai accepté de payer plus cher, pour que le bateau soit plus performant. La traversée, c’était 5 000 euros.
Fouad l’a tenté trois fois. À chaque fois, il a été intercepté en mer par les garde-côtes algériens. À la quatrième tentative, le bateau a atteint les eaux espagnoles, mais il est tombé en panne à quelques kilomètres du rivage. Alors avec les 13 autres passagers, ils ont nagé jusqu’à la plage. Tout ça, je ne l’ai su que le lendemain. J’avais éteins mon téléphone, je ne voulais pas savoir. Ce jour-là, ma mère était tellement angoissée qu’elle a été hospitalisée.
"Je ne peux pas lui montrer que je suis triste"
Finalement, Fouad est arrivé en France en fin d'année dernière. Je lui avais payé des billets de bus. Aujourd'hui, il vit à Nantes, près de moi. Je le surveille beaucoup. Pour vérifier qu’il va bien, je regarde ses réseaux sociaux, car il ne parle pas beaucoup. C’est un garçon timide. Quand je sens que ça ne va pas trop, je l’emmène déjeuner quelque part.

Moi je fais bonne figure. Je ne peux pas lui montrer que je suis triste. Il faut bien que quelqu’un résiste à tout ça. Son travail lui fait penser à autre chose, il est livreur Uber Eats. Parfois, je le forme un peu à la fibre optique, c’est mon métier. Il est content de sa vie ici, même s'il n'a pas de papiers. Il a laissé tous ses problèmes au pays.
Depuis 2009, le "délit de sortie illégale" du territoire algérien est sanctionné par l’article 175 bis du Code pénal. Celui-ci prévoit une peine de deux à six mois de prison ainsi qu’une amende de 20 000 à 60 000 dinars d’amende pour les Algériens et les étrangers résidents qui tenteraient de quitter le pays sans passeport ou visa.
Cela fait presque un an, et on n’a toujours pas de nouvelles de Rafik. Une fois, on a vu que son compte Messenger était actif. Mais nous n’avons jamais reçu de réponses à nos messages. Parfois, je me dis qu’il est en prison en Espagne. J’ai entendu des rumeurs à ce sujet. Mais je ne sais pas. Ça me torture trop l’esprit d’imaginer qu’un jour, il est vivant, et qu’un autre, il est mort. Quand je sens que je ne vais pas bien, j’éteins mon cerveau, pour ne pas y penser".