Shoukria, enseignante à Kaboul, a été obligé d'arrêter de travailler après l'arrivée des Taliban. Crédits : InfoMigrants
Shoukria, enseignante à Kaboul, a été obligé d'arrêter de travailler après l'arrivée des Taliban. Crédits : InfoMigrants

Shoukria, Bibitabo et Nooagha sont des Afghans réfugiés en France. S'ils se sentent aujourd'hui en sécurité, leur inquiétude pour leurs proches restés en Afghanistan est intacte. Un an après la chute de Kaboul, les Taliban font régner la terreur dans le pays. Les femmes sont les premières victimes de la doctrine ultra rigoriste qu'ils imposent.

Pour Shoukria, le 15 août 2021 est "un jour noir". Pour cette enseignante de 25 ans, cette date signe le début d’une nouvelle ère : celle d’une vie coincée chez elle, dans son appartement de Kaboul. "J’étais profondément triste car j’adorais mon travail et mes élèves à l’école. Mais surtout j’avais peur. Sans salaire, comment est-ce que j’allais faire pour m’occuper de ma petite fille de 6 ans ?".

Très rapidement après ce jour-là, les Taliban ont imposé de sévères restrictions à la population. Parmi elles, l’interdiction pour les femmes d’exercer un emploi dans le secteur public, à l’instar de Shoukria.

Après deux tentatives infructueuses de quitter le pays par l'aéroport de Kaboul, la jeune femme a réussi à prendre la fuite en bus pour l’Iran, un mois plus tard. Son mari étant installé en France, Shoukria a pu gagner Paris en février 2022, via la procédure de la réunification familiale. Si elle se sent en sécurité aujourd’hui, l’ancienne professeure reste très anxieuse. Car depuis leur prise de pouvoir il y a un an, les Taliban, bien que désireux de se faire bien voir de la communauté internationale, s’évertuent à appliquer leur doctrine ultra rigoriste. Ainsi, toute voix qu’ils considèrent dissidente est menacée.

Grâce à la réunification familiale, de nombreux ressortissants afghans ont pu quitter le pays et rejoindre leur famille. Crédit : InfoMigrants
Grâce à la réunification familiale, de nombreux ressortissants afghans ont pu quitter le pays et rejoindre leur famille. Crédit : InfoMigrants


Aujourd’hui, depuis le centre d’hébergement pour réfugiés de la Cimade, à Massy (Essone), où elle vit, Shoukria s’inquiète pour les membres de sa famille restés en Afghanistan. Son oncle, policier sous le gouvernement précédent, se terre. Son cousin, journaliste, continue à travailler, mais de manière anonyme et clandestinement.  

"Ils nous fouettent les pieds avec un long câble"

Cette angoisse pour les proches qui n'ont pas pu partir est partagée par de nombreux réfugiés afghans. Beaucoup, une fois leur protection accordée, ont engagé des démarches de réunification familiale. Mais "constituer son dossier peut être long et intrusif, explique Julie Béraud chargée de projets à La Cimade, dans le centre de Massy. Il est souvent demandé de fournir des photos de familles, des lettres, des captures d’écran de conversations, tout cela pour prouver que la personne demandeuse entretient des liens avec sa famille".

Une procédure qui prend du temps, alors même que les proches des réfugiés souffrent, à des milliers de kilomètres de là.

Bibitabo (à droite) avec son fils Abdul Hamid dans le jardin du centre d'hébergements de la Cimade à Massy, le 10 août 2022. Crédit : InfoMigrants
Bibitabo (à droite) avec son fils Abdul Hamid dans le jardin du centre d'hébergements de la Cimade à Massy, le 10 août 2022. Crédit : InfoMigrants


Bibitabo, âgée de 63 ans, ne peut retenir ses larmes à l’évocation de sa fille de 30 ans qui vit encore en Afghanistan. "J’ai des nouvelles régulièrement, mais j’ai vraiment peur pour elle", soupire-t-elle en redressant son foulard blanc sur ses longs cheveux gris. Cette native de la région de Parwan, près de Kaboul, a vécu quelques mois sous le joug taliban, avant son départ pour l’Iran. "Nous les femmes, nous n’avions pas le droit de sortir sans être accompagnée d’un homme. Pour nous punir, dans la rue, ils nous fouettent les pieds avec un long câble. Moi, j’étais trop effrayée, je restais chez moi".  

Une étudiante à l’université a raconté à Amnesty International avoir été arrêtée dans la rue, alors qu’elle était seule. "[Les Taliban] ont commencé à m’administrer des décharges électriques […] sur les épaules, le visage, le cou, partout où ils pouvaient […] Ils me traitaient de prostituée [et] de garce […] Celui qui tenait le pistolet a dit ‘Je vais te tuer et personne ne pourra retrouver ton corps’".

>> À (re)lire : "Je dois soutenir ma famille" : la crise économique en Afghanistan affecte aussi les réfugiés afghans en France

Mais ce que redoute aussi Bibitabo, c’est l’extrême pauvreté dans laquelle est plongé le pays, et qui s’est intensifiée depuis la prise de pouvoir des Taliban. D’après Handicap International, près de 19 millions de personnes en Afghanistan - soit près de la moitié de la population - étaient en situation d'insécurité alimentaire aiguë entre juin et novembre 2021, et 1,1 millions d'enfants souffrent de malnutrition.

Toujours selon l’ONG, 90 % de la population vit actuellement sous le seuil de pauvreté, fixé à 1,9 dollars par jour.

"Les gens n’ont presque plus rien à manger, c’est dur de trouver de la nourriture, affirme Bibitabo. Dans certaines provinces, les personnes sont tellement désespérées qu’elles vendent leur rein". Cette pratique est particulièrement répandue dans la région d'Hérat, ville de l'ouest de l'Afghanistan. "Je n'avais pas d'autre choix. Je devais le faire pour l'avenir de mes enfants", avait témoigné, en février, à l'AFP Nooruddin, un habitant de la ville.

Arrêtée "car elle ne portait pas le voile intégral"

C’est en partie pour fuir la misère que Nooagha, réfugié afghan de 37 ans, a quitté le pays il y a déjà 23 ans. À l’époque, les Taliban étaient au pouvoir pour la première fois. Ils avaient alors interdit la scolarisation de toutes les filles.

Aujourd’hui, seules l’école primaire et l’université leur sont encore autorisées. "Comment peut-on totalement brimer la moitié de la population, et faire en sorte qu'elles n’existent pas ?", s’interroge-t-il, sourire ironique aux lèvres.

Nooagha a quitté l'Afghanistan sous le premier régime taliban, il y a 23 ans. Crédit : InfoMigrants
Nooagha a quitté l'Afghanistan sous le premier régime taliban, il y a 23 ans. Crédit : InfoMigrants


Dans son polo rose, aux côtés de sa femme, le visage de Nooagha se crispe lorsqu’il partage son inquiétude à propos de sa cousine, restée à Kaboul. "Il y a deux semaines, elle a été arrêtée en pleine rue, parce qu’elle ne portait pas de voile intégral". Les Taliban exigent que les femmes se couvrent entièrement en public, y compris le visage.

La plupart du temps sous une burqa, un vêtement ample et bleu qui dissimule l’entièreté du corps, visage, mains et pieds y compris. Le port de cette tenue, popularisée dans les années 1980, ne se fonde sur aucune prescription coranique.

>> À (re)lire : Afghans placés en centres de rétention en France : "Il y a une contradiction entre la pratique et les annonces"

"Je suis tellement inquiet, lâche Noaagha, nerveusement. Depuis ce jour où j’ai appris son arrestation, je n’ai plus aucune nouvelle".

 

Et aussi