Le retrouver au pouvoir des talibans a signé la fin de nombreux droits acquis par la société afghane ces vingt dernières années. Crédit : Picture alliance
Le retrouver au pouvoir des talibans a signé la fin de nombreux droits acquis par la société afghane ces vingt dernières années. Crédit : Picture alliance

En 2015, le journaliste et ancien correspondant à Kaboul avait accompagné un ressortissant afghan sur la route vers Europe. Il raconte ce voyage dans son dernier livre "Les humbles ne craignent pas l’eau".

"C'était fin 2015, [...] sous le poids des gens, la frontière s'était ouverte", écrit Matthieu Aikins dans son livre "Les humbles ne craignent pas l’eau" (The naked don’t fear the water), paru cette année aux éditions Seuil/Sous-sol. 

Le livre se penche sur la grande vague de migration vers l'Europe de 2015, et en particulier sur le voyage que le journaliste a lui-même effectué Omar*, un migrant afghan.

Matthieu Aikins, correspondant du New York Times, est lauréat du prestigieux prix Pulitzer. En tant que reporter de guerre, il a travaillé dans de nombreuses zones en conflit, notamment au Yémen, en Syrie, en Irak et en Afghanistan.

Au fil des ans, Matthieu Aikins est retourné à plusieurs reprises en Afghanistan et a vécu à Kaboul pendant quelques années, alors que les forces de la coalition internationale étaient encore présentes dans le pays.

Omar est né et a grandi en exil en Iran avant de retourner en Afghanistan pour la première fois en 2002. À l'époque, la capitale afghane était "brisée", écrit Matthieu Aikins, "mais les gens avaient de l'espoir."


Le journaliste canadien Matthieu Aikins. Crédit : Kiana Hayeri
Le journaliste canadien Matthieu Aikins. Crédit : Kiana Hayeri


Matthieu Aikins a 24 ans lorsqu’il arrive en Afghanistan en 2009 en tant que reporter. A ce moment là, Omar a déjà travaillé comme traducteur pour plusieurs contingents de la collation internationale et parle couramment l’anglais. 

Les chemins des deux hommes se croisent lorsque Omar accepte d’accompagner le journaliste sur une dangereuse mission dans le sud de l’Afghanistan.

Omar a "toujours rêvé de vivre en Occident, mais son aspiration est devenue plus pressante à mesure que la guerre civile [en Afghanistan] s'intensifiait et que sa ville se déchirait par les bombardements", écrit Matthieu Aikins. Plusieurs proches d'Omar avaient déjà réussi à quitter l’Afghanistan. Lorsqu'il tente à son tour de décrocher un visa grâce à son travail pour l’armée américaine, il lui manquent certains documents pour obtenir son ticket de sortie.

En 2015, épuisé par sept années de reportages en Afghanistan, le Canadien souhaite passer à autre chose. Mais il ne veut pas laisser Omar derrière lui et retourne à Kaboul sur un vol en provenance de l’Iran. "J'avais mon ami à l'esprit. Je n'avais pas encore de plan, mais une idée prenait forme."

"Personne ne savait combien de temps le miracle allait durer"

Leur idée est de se rendre en Turquie pour ensuite rejoindre la Grèce, avant de remonter la route des Balkans jusqu'en Autriche ou en Allemagne, à l’image de ce que feront des milliers de personnes en 2015 pour fuir les conflits en Syrie, en Irak et en Afghanistan.

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"Personne ne savait combien de temps le miracle allait durer", écrit l’auteur face à des frontières européennes qui semblaient soudainement ouvertes. "Des milliers de personnes débarquaient désormais chaque jour sur de petits bateaux. Un million de personnes allaient passer en Europe. Et Omar et moi allions traverser avec eux."

Matthieu Aikins raconte avoir une apparence "étrangement afghane" et qu’il est souvent pris pour un Afghan lors de ses voyages. Pour accompagner Omar sans attirer l’attention, le journaliste change de nom et se fait appeler Habib.

Les gens prennent ces risques fous, car ils fuient des guerres encore plus meurtrières"

"Une fois lancé, nous ne pouvions plus revenir en arrière. Comme on risquait d'être fouillés, j'ai dû laisser derrière moi les passeports américains et canadiens qui me permettaient de me déplacer si facilement dans ce monde plein de frontières."

"J’avais évidemment peur, il faut être fou pour ne pas avoir peur", raconte Matthieu Aikins à InfoMigrants.

Mais il sait, de par son expérience de reporter de guerre, qu’être sur la route avec des passeurs reste moins effrayant que d’être "sous les bombardements des jets saoudiens au Yémen, ou sous les tirs directs à Alep, en Syrie. C'est pourquoi les gens prennent ces risques fous, car ils fuient des guerres encore plus meurtrières."


Un embarquement de fortune au large de l'île de Lesbos. Crédit : Picture alliance
Un embarquement de fortune au large de l'île de Lesbos. Crédit : Picture alliance


Accompagnés par un autre couple de connaissances, Matthieu Aikins et Omar se dirigent d’abord vers la frontière irano-pakistanaise, en espérant que les passeurs qu’ils ont engagés tiendront parole.

"Malgré tous ces murs de frontières, les gens continuaient à passer. Tous ces murs n'ont pas empêché les gens de traverser, ils ont juste enrichi les contrebandiers", explique-t-il.

Le monde des trafiquants

"Plus les frontières sont défendues, plus les gens doivent payer cher pour les passeurs et plus ces économies de trafic se développent. L'une des choses qui m'intéressait était de me retrouver face à face avec ces passeurs, de les démystifier et de les voir comme les êtres humains qu'ils sont. Je pense qu'ils sont devenus des boucs émissaires très commodes pour les désastres humanitaires qui se produisent à nos frontières."

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Les deux hommes seront en contact avec de nombreux trafiquants. Chaque passeur a une spécialité et s'occupe d'une partie du voyage avant de transférer les migrants aux prochains contrebandiers. Souvent, ils semblent amicaux, voire même attentionnés, notamment au début. C’est par la suite que les migrants découvrent souvent qu’ils ont été trompés et qu’on leur a menti.

"Il y a souvent un rapport de client à prestataire, et même parfois de l'amitié et de la compassion dans la réalité des interactions entre les passeurs et les migrants. Mais la plupart du temps, ce n'est pas une industrie qui encourage la gentillesse ou l'honnêteté, il y a aussi beaucoup d'exploitation. Les trafiquants font face à la police des frontières, car l'un n'existerait pas sans l'autre."

Journaliste ou ami

Pendant le voyage, Matthieu Aikins a dû jongler entre son travail de journaliste et son rôle d’ami. "Omar se tournait souvent vers moi pour obtenir de l'aide et des conseils. C'était un conflit récurrent. Je faisais ce voyage en tant que journaliste, mais j'accompagnais aussi mon ami, et j'étais aussi avec d'autres êtres humains qui avaient parfois besoin d'aide. Je ne pouvais pas seulement faire comme si j'observais ces personnes tel un scientifique dans un laboratoire."


Des migrants fuyant l'Afghanistan cherchant à rejoindre la Grèce depuis Cezme en Turquie. Crédit : Imago
Des migrants fuyant l'Afghanistan cherchant à rejoindre la Grèce depuis Cezme en Turquie. Crédit : Imago


Contrairement à Omar, le journaliste sait qu'il a toujours eu une issue de secours pour recouvrir son passeport. "Je pouvais passer un coup de fil et trouver une solution".

Dans certaines situations, faire appel à de l’aide extérieure aurait toutefois pu compromettre Omar auprès des passeurs.

"Même si je partageais une tente avec lui dans un camp ou que je prenait des risques pour mon intégrité physique lorsque l’on se retrouvait sur un petit bateau pneumatique, je n'ai jamais eu l'illusion de vraiment comprendre ce que cela fait d'être dans cette situation, car une grande partie du traumatisme vient de l'incertitude et du sentiment de vulnérabilité."

Omar vit aujourd’hui en Europe avec sa famille et a fini par obtenir des papiers. Dès qu’il le peut, Matthieu Aikins continue à lui rendre visite. "Ce n'est pas facile d'être un nouvel Européen, de s'intégrer et de trouver ses marques dans un nouveau pays, mais compte tenu de ce qui s'est passé l'été dernier en Afghanistan (la prise de pouvoir des talibans), ils sont tous contents d'être partis quand ils le pouvaient encore."

Être déplacé est "plus difficile que vous ne l'imaginez. On perd sa langue, sa culture, et il y a l'isolement social. Je pense que les gens ont souvent des regrets ou fantasment d’un retour en arrière. Personne ne veut vraiment se déraciner et perdre sa langue et son univers social, surtout les Afghans qui sont habitués à une société traditionnelle. Mais ils savent qu'ils ne peuvent pas revenir en arrière pour le moment."

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Depuis ce voyage en 2015, Matthieu Aikins est retourné plusieurs fois en Afghanistan, un pays qu’il continue à porter dans son cœur.

"Mais ce cœur est brisé, le monde que nous avions là-bas a été brisé à tout jamais. Nous ne pouvons pas oublier que ce monde a été construit sur le dos d'une occupation militaire, d'une guerre, d'un gaspillage de milliers de milliards de dollars. Kaboul me manque, mes amis me manquent, je pleure ce que les Afghans ont perdu, leur monde, leur avenir, ce que cette classe libérale de Kaboul avait, mais je ne verse pas beaucoup de larmes pour cette bulle d'expatriés dans laquelle nous étions."

*Le prénom a été modifié.

 

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