À Zarzis, au sud de la Tunisie, des mères de migrants disparus en Méditerranée se sont rassemblées mardi pour réclamer "la vérité" sur leurs fils, qu'elles ont perdus depuis des années, parfois une décennie. Depuis début 2022, plus de 1 000 personnes sont mortes ou ont disparu en Méditerranée centrale en tentant de rejoindre l’Europe.
Des dizaines de portraits de jeunes hommes sont brandis par leurs mères. Certaines affichent même le visage de leur fils imprimé sur leur t-shirt. À Zarzis, ville connue pour être un lieu de départ au sud de la Tunisie, une marche en l’honneur des disparus en mer a été organisée, mardi 6 septembre, par les familles de ces derniers ainsi que leurs soutiens. Pour ces femmes, il s’agit de faire vivre la mémoire de leurs enfants qui ont entrepris la traversée de la Méditerranée avant de disparaître, dans des conditions inconnues. Il s’agit aussi de demander des comptes.
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“Nous nous battons pour obtenir la vérité sur nos fils", affirme Fatma Kasroui, l'une des manifestantes et mère tunisienne en deuil, qui n'a plus de nouvelle de son enfant depuis 2011. "Nous avons toqué aux portes des ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères. Nous avons organisé des sit-in. Mais nous n’avons pas obtenu de résultats. Comment les autorités tunisiennes peuvent-elles nous dire que nos fils ont simplement disparu ?", dit-elle à la plateforme d’urgence en mer Alarm Phone, qui se trouvait aux côtés de ces femmes mardi.
Le rassemblement se déroulait 10 ans jours pour jours après le naufrage d'un bateau parti de Sfax avec 130 migrants. Seules 56 personnes avaient alors survécu à cette traversée vers l'Italie. Une décennie plus tard, beaucoup de questions demeurent quant aux nombreux disparus de cette embarcation. Une situation parmi tant d'autres.
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Les départs d’embarcations de fortune en direction de l’Europe se multiplient en effet depuis la Tunisie, notamment en période estivale lorsque que les conditions météorologiques sont bonnes. Ils connaissent cet été une augmentation particulièrement importante en raison de la crise économique que connaît le pays.
Des traversées régulièrement fatales. Depuis le début de l'année, 1 021 personnes sont mortes ou ont disparu en Méditerranée centrale en tentant de rejoindre l’Europe, d’après des données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’année d’avant, 1 533 avaient péri sur cette route migratoire.
"Que nos 'harragas' n’aient plus besoin de prendre la mer"
Dans un rapport publié par le Centre de coordination et de sauvetage maritime pour les personnes en détresse en Méditerranée centrale, l’organisation, composée de plusieurs ONG et d’Alarm Phone, affirme que ces morts et disparitions n’ont "rien de naturel ou d’inévitable". Ces drames "se produisent en réaction aux politiques de visas et de frontières mises en place par l'Union européenne au cours des dernières décennies", dénonce-t-elle.

L'Union européenne (UE) accorde à la Tunisie, criblée de dettes, des aides économiques. En échange, ce pays du Maghreb est censé empêcher les départs de migrants de ses côtes, et ainsi freiner les arrivées en Europe. Mais malgré cela, les rivages tunisiens sont toujours le théâtre de départs organisés dans la clandestinité.
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Le nombre de drames provoqués par ces tentatives périlleuses est si grand que le pays peine même à enterrer les dépouilles des candidats morts noyés. La majorité des municipalités du pays refuse d'ailleurs de prendre en charge les cadavres de migrants. La ville de Zarzis se retrouve seule à devoir gérer l'immense majorité des corps d'exilés rejetés par la mer sur les différentes plages du sud du pays. Deux cimetières d'exilés y sont aujourd'hui visibles : ils comptent à eux deux près de 1 000 corps, et arrivent à saturation. Des lieux de repos, à défaut d'apporter des réponses.
"Nous sommes fatiguées, nous sommes vieilles. Nous souhaitons qu’il n’y ait plus de frontières et que nos 'harragas' ["migrants clandestins" en arabe, ndlr] n’aient plus besoin de prendre la mer" pour trouver une vie meilleure, continue Fatma Kasrou.
Parmi la foule de personnes qui s’étaient rassemblées mardi, on pouvait lire des slogans comme "Stop aux violences contre les immigrants" ou "Ferries, not Frontex" sur des pancartes et des t-shirts.
"En mer, nous voyons tout. Des choses atroces, indescriptibles"
"Je souhaite vraiment à ces femmes de connaître le sort de leurs enfants", a réagi de son côté Mejid, un pêcheur originaire de Zarzis et présent durant le rassemblement de mardi. Depuis de longues années, il s'improvise régulièrement sauveteur en mer, à ses risques et périls.
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Lui dispose d'informations de première main. "Cela fait 20 ans que nous, les pêcheurs, sauvons des gens", a-t-il expliqué, selon des propos rapportés, encore une fois, par Alarm Phone. "Nous nous fichons de qui sont ces personnes, nous ne leur demandons pas leur passeport, nous les sauvons. En mer, nous voyons tout. Des choses atroces, indescriptibles."
Lassé, Mejid pointe l'inaction coupable des autorités tunisiennes. "Nous, nous n'avons aucune protection pour mener les sauvetages que nous menons. Mais les autorités tunisiennes, de leur côté, empochent de l'argent de l'Europe pour gérer la question migratoire, et notamment la situation des personnes en mer..."
Les pêcheurs tunisiens se frottent régulièrement au large aux garde-côtes libyens, ces derniers étant autorisés par Tunis à pénétrer dans leurs eaux pour intercepter les embarcations de migrants. Depuis un accord de 2016 avec l'UE, Tripoli est responsable d'une partie de la zone de recherche et de sauvetage (SAR zone) près de ses côtes.
De quoi compliquer encore plus la situation en mer. "C'est un vrai cauchemar", résume Mejid.