"Kim, brodeuse au Vietnam, caissière en France. Ali, menuisier afghan, agent d’entretien en France. Shammim, brodeur au Bengladesh, pizzaiolo en France" : voilà ce qu’on peut lire sur le dépliant d’une association créée récemment à Paris. Son objectif : lever les barrières empêchant les artisans migrants et réfugiés d’exercer leur vrai métier - qui est souvent aussi leur passion.
Accompagner les démarches administratives, valoriser les créations, les exposer, former aux exigences du marché français : La Fabrique Nomade veut donner à ces artisans les outils d'une insertion professionnelle adaptée ou, du moins, la possibilité de pratiquer régulièrement leur savoir-faire et de le partager.
Un samedi matin dans un atelier de poterie de
Montreuil, Yaser Elamine, l’un des premiers à avoir intégré l’association,
peaufine le ciselage d’une cruche : "C’est
une forme traditionnelle au Soudan, pour apporter l’eau, pour laver les mains.
Au Darfour, au Kordofan, il y a des très belles poteries, très fines".
Formé aux Beaux-arts de Khartoum où il a exercé son métier d’artisan-potier
pendant vingt ans, il a quitté le Soudan en 2014.
Yaser Elamine a ensuite obtenu le statut de réfugié en
France et c’est ici qu’il a pu renouer avec le modelage et surtout la
sculpture, après avoir été contraint d’abandonner cette dernière dans son
pays. "Depuis 1996, je ne peux
pas faire de sculpture là-bas, à cause des islamistes. Ils ont toujours cassé
les sculptures car ils pensent que c’est interdit par l’islam. Ils ont un
problème avec l’art. On ne danse pas, on ne chante pas… pas de théâtre ou de
cinéma non plus."
En 1994, il avait ouvert le premier atelier de poterie
de la capitale soudanaise où l’on fabriquait des pots, des sculptures murales
et des fontaines. Il enseignait également à l’Université à des
femmes déficientes mentales et malvoyantes. C’est d’ailleurs de l’une des
techniques de modelage pour malvoyant qu’il s’est inspiré pour créer des tasses
et des sous-tasses qui s’emboîtent, pour la collection "Trait
d’union", présentée dans une galerie parisienne à l’occasion des Journées
Européennes des Métiers d’Art.
Lutter contre la dévalorisation
" ‘Trait d’union’, c’est une
collection d’objets qui réunit trois artisans réfugiés et trois designers
français",
explique Inès Mesmar, la fondatrice de La Fabrique Nomade. "Ils ont collaboré ensemble pendant deux mois pour créer ces
objets qui représentent le savoir-faire des artisans".
La jeune femme a créé l’association parisienne il y a
un an et demi. "L’idée a émergé
suite à un échange avec ma mère. J’avais 35 ans quand j’ai découvert le métier
qu’elle exerçait dans son pays : elle était brodeuse dans la médina de
Tunisie", raconte-t-elle.
"J’ai fait le parallèle avec les personnes migrantes ici. Il y a la
barrière de la langue. L’absence de réseaux. Le fait que l’expérience à
l’étranger n’est pas reconnue en France. On perd pied
dans cette société nouvelle. Et il y a une forme de dévalorisation qui se met
en place, une perte d’estime de soi. Et souvent, on est conduit par la survie,
c’est-à-dire trouver n’importe quel emploi. Une forme d’effacement de soi se
met alors en place. Tout cela m’a amenée à réfléchir à une manière de les
accompagner qui puisse leur apporter du sens dans la vie qu’ils ont ici. Et
c’est du sens à partir de ce qu’ils sont et ce qu’ils savent faire et donc leur
métier."
Inès Mesmar espère ainsi participer au changement de
regard porté sur les migrants et prévoit désormais d’aménager des espaces de
travail propres pour les artisans.
Tisser des liens
"Mon métier, je l’ai appris au
Sénégal",
déclare Ablaye Mar, tailleur-brodeur dont le travail fait aussi partie de la
collection "Trait d'union". "J’ai
commencé tôt, à l’âge de 14 ans. Ce métier-là, je l’ai amené ici… Il y a le
stress lié à l’immigration, aux papiers. Et puis quand tu quittes ton pays, tu
laisses ta famille, on perd des frères, des sœurs, ce n’est pas facile du
tout."
Il passe souvent du temps dans un petit
atelier de couture africaine dans le nord de la capitale où il confectionne des
vêtements pour sa communauté. Mais désormais il y reçoit aussi régulièrement la
visite de Sabatina Leccia, la brodeuse française avec qui il a travaillé en
duo. "Sabatina, elle crée
beaucoup de motifs aussi, on a fait des dessins ensemble. Souvent elle vient
ici, on échange des idées. J’ai été dans son atelier, elle m’a appris un peu la
broderie à la main."
Sabatina Leccia partage son enthousiasme : "Le premier motif qu’Ablaye m’a montré
me faisait penser à des peintures de Matisse. Donc on est allé au musée
ensemble, il a découvert des artistes occidentaux… J’ai beaucoup travaillé dans
des ateliers de haute couture qui sont des univers très féminins. Là je
trouvais ça aussi intéressant de travailler avec un homme qui travaille la
broderie, ce qui est très rare en France".
Broder, tisser des liens, nouer des amitiés. Ablaye
Mar parle d’une nouvelle famille. La Fabrique Nomade crée bien plus encore que
des réseaux professionnels.
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Par Anne-Julie Martin
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