Il y a un peu plus d'un an, Skander, 21 ans, embarquait dans un semi-rigide à moteur depuis une plage de l'ouest algérien, direction l'Espagne. Depuis, le jeune homme et les 11 autres passagers de l'embarcation n'ont plus jamais donné signe de vie. Son grand frère Ryad, toujours en Algérie, passe ses journées, et ses nuits, à le chercher.
"Mon petit frère a pris la mer samedi 21 août 2021, à 23h30. Quand il est monté dans le bateau, il m’a appelé pour me prévenir : il quittait l’Algérie pour l’Espagne avec 11 autres personnes, depuis Cherchell [commune de Tipaza, à l’ouest d’Alger, ndlr]. Après ça, je n’ai plus jamais eu de nouvelles. On n’a jamais retrouvé de traces du bateau qu’il avait pris, un semi-rigide Yamaha de 60 chevaux.
Mais moi, je le cherche 24 heures sur 24. Je pense tout le temps, surtout la nuit, à ce qui a pu se passer. Quand je suis vraiment trop fatigué, je finis par m’endormir, mais pour seulement deux ou trois heures.

En ce moment je ne travaille pas, les recherches me prennent trop de temps. Pour me faire un peu d’argent, je vends des téléphones ou des ordinateurs sur Internet. C’est comme ça qu’on survit avec mon père, avec qui j'habite, dans la capitale. De toute façon, même quand tu travailles en Algérie, tu ne vis pas. Le salaire est tellement bas que pour s’acheter des médicaments par exemple, il faut économiser.
"Il faut vraiment vivre en Algérie pour se rendre compte du quotidien dans le pays", avait raconté à InfoMigrants Bilel, dont le frère a également disparu sur la route de l’Espagne. "Le travail est très rare, et même si on en a un, on met 10 ans à s’acheter une voiture, tellement les salaires sont bas. On ne peut pas ouvrir la bouche pour critiquer, sinon on va directement en prison. Si on a de l'argent, on peut survivre, si on en n'a pas, on est mort."
Pour retrouver mon frère, j’ai fait le tour des associations. Personne ne m’a aidé. Je suis vraiment seul dans ma recherche. Sans compter qu'il y a des gens mal intentionnés qui profitent de votre détresse, il faut vraiment faire attention. Sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup de fausses informations qui circulent : le plus souvent, on va vous dire que la personne que vous recherchez est en prison en Espagne, qu’elle va bien mais qu’elle n’a pas les moyens de vous contacter. Je ne sais pas pourquoi ces personnes font ça.
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Il y en a aussi qui vous disent qu’elles savent où est le cadavre de votre proche. Elles vous proposent alors de le rapatrier contre de l’argent. Bien sûr, c’est totalement faux, c’est pour vous arnaquer.
"On ne parle jamais des 'harragas', ça fait tâche"
En un an, j’ai fait le tour de tout ça, je connais le système par cœur. Du coup, plusieurs personnes qui ont perdu des amis ou de la famille m'ont demandé conseil. J’essaye de les aider comme je peux à y voir plus clair dans ce business.
En Algérie, les gens parlent beaucoup entre eux des disparitions de jeunes et des départs, car il y en a tous les jours. Nombre de familles sont concernées et sont désespérées. Ça, l’État l'ignore complètement. C'est dur d'être méprisé comme ça. Ici, on ne parle jamais des 'harragas' [littéralement "brûleurs de frontières" en français, ndlr], ça fait tâche. Ni la télé, ni les journaux ne font de sujets sur les morts en mer. Ils préfèrent nous parler des chiens écrasés.
Pour contrer les départs, le gouvernement mise sur la répression. Depuis 2009, le "délit de sortie illégale" du territoire est interdit par l’article 175 bis du Code pénal. Celui-ci prévoit une peine de deux à six mois de prison ainsi qu’une amende de 20 000 à 60 000 dinars (de 140 à 430 euros, environ) d’amende pour les Algériens et les étrangers résidents qui tenteraient de quitter le territoire sans passeport ou visa.
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Depuis que Skander est parti, je ne fais jamais de 'break'. Je le cherche tout le temps. Il me manque beaucoup. Ce qu’il me reste à faire aujourd’hui, c’est aller en Espagne, pour voir sur place et parler aux autorités. D’ici, c’est trop compliqué. J’ai demandé un visa mais on me l’a refusé. Alors un jour, je prendrai moi aussi la mer."
Au 11 septembre 2022, près de 20 000 personnes au total étaient arrivées en Espagne par la mer depuis le début de l'année, selon le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR). Si la route algérienne ne représente que 14% des arrivées – contre 84% pour la route marocaine d’après la police espagnole - les "harragas" sont toujours nombreux à prendre la mer depuis le littoral algérien. Cette année, les débarquements sur l’archipel des Baléares, au nombre de 859, ont augmenté de 48% par rapport à 2021.