Après le suicide d'un vendeur de fruits et légumes, quelques manifestations ont éclaté autour de Tunis, pour protester contre la vie chère. Ce contexte économique morose se couple, depuis un an, à un tour de vis sécuritaire opéré par l'exécutif. Des éléments identiques à ceux qui avaient déclenché les Printemps arabes en 2011.
Ce matin du jeudi 22 septembre, Mohamed Amine Dridi installe son petit étal de fruits et légumes sur une avenue de la ville de Mornag, à 15km de Tunis. Mais un décret publié par la municipalité lui interdit d’exercer son activité, non déclarée, à cet endroit. La police vient donc à sa rencontre et pour l’empêcher de travailler, lui confisque la petite balance qu’il utilise pour peser les produits. Deux jours plus tard, le jeune homme de 25 ans se pend à son domicile.
Au lendemain du drame, dimanche, des habitants ont protesté dans les rues de la ville, en scandant des slogans dénonçant le chômage et la cherté de vie. Certains ont brûlé des pneus et bloqué l’artère principale de Mornag. D'après l'AFP, des affrontements ont éclaté dans la soirée avec la police, qui a usé de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants.
Le même jour, des scènes identiques se sont déroulées dans le quartier populaire de Douar Hicher, dans le nord de Tunis. Là aussi, les manifestants défilaient, aux cris de "emplois, liberté et dignité nationale", "nous ne supportons plus les folles hausses des prix" et "où est le sucre?". Certains brandissaient des miches de pain.
La cité Ettadhamen, qui sert de baromètre du mécontentement social en Tunisie, "bouillonnait" elle aussi, a constaté RFI. Depuis dimanche, "les slogans de la révolution de 2011 résonnent à nouveau dans ce faubourg de la capitale tunisienne où s’entassent ouvriers journaliers, chômeurs ou encore jeunes sortis du système scolaire".
Lundi 26 septembre, le ministre des affaires sociales Malek Ezzehi s’est déplacé à Douar Hicher et "a tenu une séance de discussions avec un certain nombre de militants de la société civile pour examiner de près la situation sociale dans la région", indique la TAP, l’agence de presse tunisienne. Le ministre a notamment promis "d'accélérer la prestation des services aux citoyens".
Se battre pour du sucre
Si les autorités s’évertuent à calmer les esprits, c’est que le contexte actuel en Tunisie ressemble foncièrement à celui de la fin de l’année 2010. Le 17 décembre de cette année-là, le jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi avait lui aussi mis fin à ses jours, après la confiscation de sa marchandise par la police. Son immolation par le feu avait été l’étincelle de la révolution qui avait poussé à la démission de l’autoritaire président Zine el Abidine Ben Ali. À l'époque, la situation économique difficile et une liberté d’expression presque réduite à néant avaient constitué le terreau de la contestation.
Des fléaux auxquels est justement confrontée la Tunisie de 2022. En dix ans, les attentats, puis la pandémie de Covid-19 ont fortement ébranlé l’économie tunisienne. Parmi les secteurs les plus touchés : le tourisme, qui représente à lui seul 14,2% du PIB d’après étude réalisée par le cabinet d'audit KPMG en 2019. De ses activités dépendent 100 000 emplois directs et 290 000 indirects, selon les données de l’Institut national de la statistique tunisien.
La guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a également "aggravé une situation déjà très délicate", avait affirmé en avril Matthieu Brun, chercheur et directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM), à InfoMigrants. À cause du blocage des exportations en céréales depuis la mer Noire, la Tunisie a tardé à se fournir en céréales. Conséquence, la pénurie guette et les prix enflent. En septembre 2022, le taux d’inflation dans le pays s’élève à 8,4%.
Une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, montrant les clients d’un supermarché se battre pour quelques paquets de sucre "en dit long sur ces difficultés", déplore le site algérien TSA. Et sur le quotidien, toujours plus compliqué, de la population.
Tour de vis sécuritaire
Aux difficultés économiques s’ajoutent, depuis un peu plus d’un an, un tour de vis autoritaire orchestré par le président Kaïs Saïed. En juillet 2021, le chef d’État s'est arrogé les pleins pouvoirs en gelant ceux du Parlement, principale voix d’expression du débat politique depuis 2014. Depuis, il gouverne par décrets.
Le président a également fait adopter, le 26 juillet 2022, une nouvelle Constitution, qui lui accorde de vastes prérogatives et renforce encore un peu plus son autorité.
Cette politique a d'ailleurs été épinglée le 22 septembre dernier par la Cour africaine des Droits de l’homme (CADH) qui à l’occasion de sa 66e session ordinaire en Tanzanie, a retenu la violation de plusieurs de ses principes par l'État tunisien. Elle a dénoncé par ailleurs l’absence d’une Cour constitutionnelle, "un vide juridique important".
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Si le jugement est à haute portée symbolique, il n'a pas empêché Kaïs Saïed d'engager un énième tour de vis. Le 13 septembre, il a publié le décret 2022/54, qui vise "les infractions relatives aux systèmes d’information et de communication, assimilées à de la cybercriminalité". Le texte punit de cinq ans de prison et 50 000 dinars d’amende (15 600 euros) toute personne qui "utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d’information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères".
Un outil qui sous couvert de protection et de sécurité, menace la liberté d’expression, notamment sur les réseaux sociaux. Et ce, dans un pays très connecté, où Facebook a joué un rôle pivot durant la révolution.
Plus de 14 000 Tunisiens ont débarqué en Italie
Pour Alaa Talbi, qui dirige le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), l’automne s’annonce donc comme "un véritable test pour les autorités". Selon lui, "même si elles restent limitées, ces manifestations pourraient s'étendre dans le pays dans les semaines à venir".
Et attiser la quête d’ailleurs de milliers de jeunes tunisiens. Chaque année, ils sont nombreux à prendre la mer depuis le littoral, direction l’île italienne de Lampedusa. Au 27 septembre, ils représentent d’ailleurs la première nationalité parmi les primo-arrivants en Italie, devant l’Égypte et le Bangladesh. Depuis le début de l'année, déjà 14 549 Tunisiens ont débarqué sur le sol italien.
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Ali, un jeune tunisien précaire de 27 ans racontait en novembre 2021 à InfoMigrants avoir tenté à sept reprises de rejoindre l’île italienne de Lampedusa. "Pendant longtemps, j’ai jonglé entre deux emplois : j’étais serveur dans un café et dans un hôtel de Zarzis lors de la saison touristique. Je travaillais 10 heures par jour pour un salaire de misère. Je gagnais environ 600 dinars [environ 180 euros, ndlr]." En début d’année 2020, Ali a mis fin à ses contrats, pour se concentrer sur son départ. "Je n'en pouvais plus de me tuer à la tâche pour un salaire qui ne me permettait pas de vivre décemment. En Tunisie, tu travailles et tu te tais, ou bien tu pars."