Ajabana* a été arrêté en janvier dernier, alors qu'il manifestait devant un centre de jour du Haut commissariat aux réfugiés de l'ONU à Tripoli. Depuis, le jeune soudanais de 26 ans est enfermé dans la prison d'Ain Zara, tristement célèbre pour la violence de ses gardiens. Il confie son désarroi à InfoMigrants.
Ajabana* a quitté sa région natale, le Darfour, lorsque la guerre a éclaté en 2003. Il a alors sept ans. Il se réfugie avec sa famille dans le camp de réfugiés de Djabal, à l’est du Tchad, où s’écouleront son enfance, son adolescence, et les premières années de sa vie d’adulte. En 2021, il quitte le camp pour la Libye. Son but d’alors : travailler quelques mois, le temps de d’économiser suffisamment d’argent pour embarquer dans un bateau en mer Méditerranée. Mais ses espoirs sont douchés lorsqu’il est arrêté, en janvier 2022, et jeté en prison.
"À mon arrivée en Libye, au début, ça allait plutôt bien. Je vivais à Gargaresh, un quartier de Tripoli, et j’arrivais à gagner un peu d’argent en faisant des ménages chez des familles libyennes, ou sur des chantiers de construction. Et puis les raids de la police ont commencé.
En octobre 2021, les forces de sécurité libyennes ont mené des vagues d’arrestations violentes de migrants, officiellement pour des raisons de sécurité. Sept personnes ont perdu la vie dans l’opération et 4 000 migrants ont été arrêtés et envoyés dans les geôles de la capitale libyenne.
Pour réclamer de l’aide, je suis allé manifester devant le CDC [Community Day Center, le centre du jour du Haut-commissariat aux réfugiés de l'ONU ndlr]. On voulait juste que le HCR nous protège. Ça a duré trois mois. Et puis, début janvier, la police nous a arrêtés, c’était très violent.
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Avec d’autres personnes, j’ai été emmené à la prison de Ain Zara, toujours à Tripoli. À mon arrivée, on était presque 700 détenus.
Neuf mois ont passé, et j’y suis toujours. C’est vraiment très difficile. Chaque jour, je fais la même chose. Je me lève, je vais aux toilettes et je mange le morceau de pain qu’on nous donne pour le petit-déjeuner. Le midi, on nous sert un plat de spaghettis pour cinq personnes, avec de l’eau qui a mauvais goût, elle est salée. Le reste de la journée, j’attends.
D’après le HCR, les conditions de vie dans ce centre de détention, comme dans beaucoup d’autres, sont "désastreuses". Près de 1 000 personnes au total, dont des femmes et des enfants en bas âge, sont entassées dans des cellules, sans pouvoir en sortir et avec un "accès aux services de base très limité".
Quand il pleut dehors, il pleut aussi à l’intérieur. Le plafond est en tôle mais il en manque par endroits. Avec d’autres migrants, on met des seaux un peu partout mais ça ne suffit pas. Le bâtiment où je vis est souvent inondé. Quand ça arrive, les petits matelas, les couvertures, nos affaires : tout est trempé. Mais les gardiens s’en fichent, comme des toilettes, qui ne fonctionnent plus depuis des mois.
"Je suis épuisé"
Actuellement, dans mon bâtiment, je dirais qu’on est environ 250 : il y a des Soudanais comme moi, des Sud-Soudanais, des Éthiopiens, des Érythréens et quelques Somaliens.
En juin, un migrant s'est pendu dans la prison [Mohamed Abdul Aziz était un demandeur d'asile soudanais de 19 ans ndlr]. Je le connaissais bien, on restait ensemble la journée. Depuis son arrivée en Libye, il avait été à cinq reprises arrêté par les Libyens - en mer ou simplement dans la maison où il vivait - et incarcéré. La dernière fois, c'était comme moi, après la manifestation devant le CDC. Après quelques mois à Ain Zara, suite à des discussions entre le HCR et la direction de la prison, il avait été libéré avec d'autres personnes. Et puis, au bout de quelques jours, il est revenu ici, après avoir été, une fois de plus, arrêté sans raison.
À partir de là, il a totalement perdu espoir. Il était abattu, fatigué de toutes ces arrestations, de la torture, de ses passages en prison. Voilà pourquoi il a décidé de mettre fin à ses jours, plutôt que de devoir affronter, encore, tous ces problèmes. Il ne nous avait pas prévenu qu'il ferait un tel geste, même s'il avait confié être 'fatigué de cette vie'. La veille de sa mort, il s'était procuré des dattes et les avait partagées avec tout le monde.
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De temps en temps, il y a des personnes du HCR qui viennent dans la prison pour voir comment on est traité, mais personne n’ose leur parler. Si on le fait, après, les gardiens nous menacent et nous frappent. C’est arrivé souvent depuis que je suis ici, je l’ai vu de mes propres yeux. Alors moi, je préfère ne rien dire, j’ai trop peur des conséquences.
InfoMigrants recueille régulièrement des témoignages d’exilés détenus en Libye, y compris dans la prison d’Ain Zara. Un migrant avait raconté à la rédaction que les personnes enfermées y subissaient régulièrement des brimades. "Les gardes [libyens] nous frappent sans raison. Parfois, ils emmènent des personnes dans une pièce et les violentent. Ils filment les tortures et les envoient aux familles pour qu’elles paient une rançon", avait expliqué Malik, un réfugié soudanais de 23 ans.
Le matin, des fois, les gardiens sélectionnent des détenus et les emmènent à l’extérieur de la prison, pour faire des travaux. Cela dure quelques heures, parfois toute la journée. J’ai très peur d’être emmené un jour.
Cette menace constante des gardiens, c’est très stressant, et ça me fatigue beaucoup. Entre les manifestations devant le CDC et la prison, cela fait un an que je me bats. Je suis épuisé. Et puis je ne sais pas pourquoi je suis là, quand est-ce que je vais sortir… personne ne nous dit rien. Le futur, je n’arrive pas à l’envisager.
Tout ce que je veux, maintenant, c’est sortir d’ici, et traverser la Méditerranée pour l’Europe. Là-bas, j’aimerais faire des études pour avoir un meilleur travail et envoyer de l’argent à ma famille, qui vit toujours dans le camp de réfugiés au Tchad. Elle compte sur moi."
*Le prénom a été modifié