Le centre d'hébergement de Caritas à Bad Saarow, près de Berlin, juillet 2022 | Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants
Le centre d'hébergement de Caritas à Bad Saarow, près de Berlin, juillet 2022 | Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants

Chassés par le groupe terroriste Etat islamique en 2014, des milliers de Yazidis avaient été réduits en esclavage, violés ou assassinés. Depuis, plus de 1 000 Yazidis ont trouvé refuge en Allemagne. Témoignages.

À Bad Saarow, une petite ville tranquille de l'est de l'Allemagne connue pour ses sources d'eau chaude, se dresse un manoir aux tuiles rouges usées par le temps. Un bus s’y arrête une fois par heure et permet de rejoindre Fürstenwalde, la principale ville alentours, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Berlin.

Le manoir est devenu un centre d’hébergement géré par Caritas, l'organisation d'aide humanitaire catholique. L'établissement est gardé par du personnel de sécurité 24 heures sur 24 et les visiteurs doivent s'enregistrer.

La propriété est loin du bruit, l’ambiance est calme et sereine. Le centre abrite 51 Yazidis qui ont survécu aux atrocités commises par l’organisation État islamique (EI). Fatma*, 36 ans, est l'une des résidentes. Elle est arrivée à Bad Saarow à l'automne 2019 avec sa tante et ses deux cousins.

"Avant l'attaque de l’EI, nous menions une vie très simple mais heureuse en Irak", raconte Fatma à InfoMigrants. "Mais après notre fuite, je me suis senti mal. J'avais beaucoup de membres de ma famille et d'amis autour de moi, mais je ne pouvais pas partager mon chagrin avec eux. Ils avaient les mêmes problèmes. Il n'y avait personne à qui raconter toute cette douleur. C'est dans ces moments-là que mes parents, mes frères et mes sœurs m'ont le plus manqués."

Dans sa famille, seul l’un de ses quatre frères a survécu à la terreur des djihadistes. Le reste de sa famille a disparu après l’attaque de l'EI contre son village dans le nord de l'Irak.

C’est dans cette région, en 2014, que les djihadistes avaient lancé une vaste offensive contre la communauté yazidie, tuant plus de 5 000 personnes et déplaçant de force ou enlevant quelque 7 000 autres. Les filles et les femmes en captivité ont notamment été victimes de viols. Au moins 2 500 femmes et enfants sont toujours portés disparus.

Fatma a fait partie de ces femmes kidnappées. Elle a été réduite en esclavage avant d’être libérée en 2016 pour se retrouver dans un camp de déplacés en Irak.

Fatma au bord du lac Scharmützelsee à Bad Saarow | Photo : privée
Fatma au bord du lac Scharmützelsee à Bad Saarow | Photo : privée

Dans le camp, Fatma a vécu isolée, se mettant à l’écart. "Je ne voulais pas qu'ils m'interrogent sur ce que j'avais vécu. Et je ne voulais pas poser de questions", dit-elle en kurmandji, la langue kurde et sa langue maternelle.

Grâce à une ONG de soutien à la communauté yazidie, Fatma a pu suivre des séances de psychothérapie dans le camp. Elle s’est également mise au yoga, un activité qui l’a beaucoup aidée. "J'ai pu gérer mes problèmes, mais aujourd’hui encore je n'arrive toujours pas à m'en libérer".

Les résidents du centre suivent des cours d'allemand plusieurs fois par semaine / Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants
Les résidents du centre suivent des cours d'allemand plusieurs fois par semaine / Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants

Dheyab Ali, un autre résident du centre de Bad Saarow, a grandi dans le petit village de Kocho, non loin de la ville natale de Fatma, dans le district de Sinjar, au nord de l'Irak. Kocho est situé à une soixantaine de kilomètres de la frontière syrienne.

Lorsque l’EI a pris le contrôle de son village en 2014, Dheyab et une cinquantaine de membres de sa famille se sont cachés dans la cave d'un ami avant de réussir à s'échapper vers les monts Sinjar avec des dizaines de milliers d'autres Yazidis.

"Notre ami nous a dit : 'Si vous ne quittez pas ma maison, ils reviendront et vous tueront tous'", se souvient Dheyab. "Je savais que s'ils nous trouvent, ils me tueront et emmèneront ma femme et mes enfants. C’est un sentiment difficile à décrire. Et puis nous avons passé douze jours dans les montagnes sans pain, sans rien. On se sentait morts alors qu’on était vivants".

Encerclés par les combattants de l'EI, jusqu'à 50 000 Yazidis ont été piégés dans les montagnes. Les combattants kurdes et les frappes aériennes américaines ont fini par briser le siège. Comme des milliers d’autres Yazidis, Dheyab a été conduit dans l’un des camps de déplacés dans la province irakienne de Duhok.

Aujourd'hui, Dheyab vit dans le centre d’hébergement de Caritas avec sa femme et ses trois enfants. 

Lui et Fatma font ainsi partie du millier de Yazidis arrivés en Allemagne depuis 2015 grâce à deux programmes spéciaux d'accueil humanitaire, l'un dans la région de Bade-Wurtemberg, dans le sud du pays, l'autre dans le Brandebourg, la région autour de Berlin.

Nadia Murad, la jeune militante des droits de l’homme et prix Nobel de la paix en 2018 pour avoir attiré l’attention sur le sort des femmes yazidies, fait également partie de ceux qui ont trouvé refuge en Allemagne.

Dheyab Ali dans son logement à Bad Saarow | Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants
Dheyab Ali dans son logement à Bad Saarow | Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants

Pour Dheyab, laisser le reste de sa famille derrière lui a été très difficile. "Être loin de ma famille dans un endroit sûr est un sentiment inconfortable. Ma mère et ma famille ne sont pas en sécurité en Irak. J’éprouve un sentiment de culpabilité. C'est pourquoi je ne me sens pas encore en sécurité ici en Allemagne."

Forte de près de 150 000 personnes, l'Allemagne abrite la plus grande communauté de la diaspora yazidie au monde. 

Lorsqu'on l'interroge sur sa vie dans le camp de déplacés, Fatma explique qu'elle se sentait comme "le feu sur la neige", une expression kurmandji utilisée pour décrire une situation de grande insécurité. Elle a réussi à retrouver un sens à sa vie grâce à un emploi dans un centre de conseil pour femmes au sein d'une ONG yazidie. Ce travail lui a également permis de retourner régulièrement dans son village.

Fatma a ensuite fini par rejoindre ses frères et sœurs arrivés dans le Bade-Wurtemberg en 2015.

Le camps de réfugiés de Khanke à Duhok, en septembre 2022 | Photo : Mohammed Falah Ibrahim/Anadolu
Le camps de réfugiés de Khanke à Duhok, en septembre 2022 | Photo : Mohammed Falah Ibrahim/Anadolu

Fatma dit avoir trouvé une forme de "paix intérieure" en Allemagne lorsqu'elle a appris qu'elle pouvait retourner en Irak à tout moment, ce qu’elle a déjà fait à deux reprises. Même si elle ne compte pas retourner vivre en Irak, elle ne se sent toujours pas chez elle en Allemagne. "Je suis arrivée à Bad Saarow il y a trois ans, mais mon voyage a duré huit ans en réalité. J'ai surtout vécu des moments très difficiles. Je n’arrive pas à faire confiance aux autres. Je n'ai pas d'amis. Cela me manque beaucoup."

La religion a été une raison majeure de la persécution de la minorité yazidie pendant des siècles. Pour Fatma, "notre religion est une religion pacifique". Elle mélange des éléments de l’islam mais aussi du christianisme. Fatma explique que les prières collectives et le jeûne permettent aux réfugiés yazidis de rester unis malgré le déracinement.

Fatma dit apprécier le calme qui règne dans et autour du centre d’hébergement de Caritas. "Parfois, quand je ne me sens pas bien, je vais simplement au lac. Cela me calme."

Fatma dit apprécier le calme et les promenades qu'offre le lac Scharmützelsee
Fatma dit apprécier le calme et les promenades qu'offre le lac Scharmützelsee

Elle décrit sa petite communauté comme "une grande famille", dont l’un des point de rencontre est la cuisine communautaire. "Nous y parlons beaucoup, y compris de sujets tristes. Et nous cuisinons toujours ensemble. Quand il y a une belle occasion, nous mangeons dehors, avec les employés de Caritas."

Si elle aime cuisiner des plats comme le kutilk, un plat kurde typique fait de boulettes remplies de boulgour et de viande, Fatma dit, d’un regard plongé dans le vide, avoir perdu l’appétit et le goût.

Jusqu'en juin dernier, tous les résidents yazidis suivaient quotidiennement des cours obligatoires de langue allemande et d'intégration. En juillet, Fatma a réussi l'examen de langue de niveau B1. Elle et presque toutes les autres résidentes ont également suivi des séances de psychothérapie et d’art-thérapie.

Caritas propose des séances d’art-thérapie à Bad Saarow| Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants
Caritas propose des séances d’art-thérapie à Bad Saarow| Photo : Benjamin Bathke/InfoMigrants

Les enfants, les adolescents et les jeunes adultes fréquentent les écoles de Fürstenwalde, la ville la plus proche. D'autres sont sur le point de suivre un apprentissage, et quelques-uns ont déjà trouvé un emploi rémunéré. Dheyab a ainsi commencé à travailler comme concierge pour un concessionnaire automobile de Fürstenwalde.

Au-delà les 51 Yazidis, 17 Ukrainiens et 11 personnes d'autres nationalités vivent également dans le centre. Les contacts entre communautés sont toutefois compliqués, à cause de la barrière de la langue, explique Dheyab.

Fatma n'a que quelques contacts en dehors de l'établissement de Caritas. "J'ai l'impression que les Allemands de la ville ne veulent pas avoir affaire à nous", confie-t-elle. "C’est peut-être parce que nous ne parlons pas bien la langue. Mais parfois, je vais à Berlin avec les autres qui vivent ici."

Contrairement à Fatma, Dheyab a trouvé une seconde famille sous la forme du club de football local, le FSV Preußen Bad Saarow. Le week-end, Dheyab et ses coéquipiers se retrouvent régulièrement au bord du lac pour se baigner ou jouer au basket. "Quand il est tard dans la soirée et que les trains ou les bus ne circulent plus, l'un des Allemands de l'équipe m'aide toujours avec sa voiture", raconte-t-il.

Le plus jeune des enfants de Dheyab vient d'avoir deux ans, alors que son fils de quatre ans est en maternelle et sa fille de dix ans est au collège depuis la rentrée. Dans le centre d’accueil de Caritas, la famille partage deux chambres séparées, de taille moyenne, au troisième étage. Chaque mois, ils reçoivent environ 1 300 euros pour vivre. 

"Notre famille a une bonne vie ici", résume Dheyab. "Mais cela peut aussi être difficile. Les Allemands parlent toujours de travail, du fait d'être d’avoir des projets. D'où je viens, c'est différent : si tu veux travailler, tu travailles. Mais si tu veux rester à la maison, tu restes à la maison. Parfois on gagnait 100 € par jour, parfois seulement 10."

A (re)lire également : Trouver un logement en tant que réfugié, le parcours du combattant (3/3)

Dheyab voudrait quitter le centre d’hébergement et trouver un appartement pour sa famille à Bad Saarow, mais la pénurie de logements complique ses recherches. "Je vais rester à Bad Saarow pendant deux ou trois ans et gagner un peu d'argent", dit-il. Son objectif final est de rejoindre son frère à Cologne. 

On estime que 327 000 réfugiés yazidis vivent toujours dans des camps de déplacés en Irak. Selon Dheyab, "aucun des Yazidis là-bas n'est satisfait de sa vie. En hiver, ils ont peur des orages. Et en été, ils ont peur de la chaleur." La violence se poursuit également. Au mois de mai, environ 1 000 familles ont fui les combats dans la région de Sinjar entre l'armée irakienne et une milice yazidie.

*le nom a été changé

 

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