Des migrants tentent de traverser illégalement la Manche (image d'illustration). Crédit : Reuters
Des migrants tentent de traverser illégalement la Manche (image d'illustration). Crédit : Reuters

Un an après la mort de 27 migrants noyés dans la Manche le 24 novembre 2021, l’enquête judiciaire sur les conditions du naufrage, détaillée par le Monde, révèle plusieurs anomalies graves des services de secours français, qui n'ont envoyé aucune aide sur place, malgré les multiples appels à l'aide.

Douze précieuses heures se sont écoulées entre le premier appel au secours passé ce 24 novembre 2021 par les 33 migrants en détresse sur un canot pneumatique dégonflé au beau milieu de la Manche et la découverte de 15 corps de naufragés par un bateau de pêche passé par hasard dans la zone.

Entre temps, une quinzaine de coups de fils passés par les passagers de l’embarcation de fortune n’auront pas suffi à faire déplacer une équipe de sauvetage française sur les lieux du drame, situé à la frontière entre les eaux territoriales avec les eaux britanniques.

Un an après ce naufrage, le plus grave jamais survenu dans la Manche, une enquête judiciaire dont Le Monde a publié des éléments dans son édition du dimanche 13 novembre, révèle pour la première fois de graves dysfonctionnements côté français dans le sauvetage de ces personnes.

Avant de mourir noyés, les passagers du canot ont appelé au secours de très nombreuses fois le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) Gris-Nez (Pas-de-Calais), qui dépend de la préfecture maritime de la Manche et la mer du Nord. Mais aucun bateau de sauvetage ne leur a été envoyé.

Au total, quelque 27 personnes, dont sept femmes, un adolescent de 16 ans et une enfant de 7 ans, ont péri dans ce drame, quatre sont toujours portées disparues et deux migrants ont survécu. Ces deux survivants, un Kurde iranien et un Soudanais, ont raconté aux enquêteurs que leur canot, parti d’une plage à proximité de Dunkerque, avait commencé à se dégonfler et à couler quelques heures après le départ.

Des secours débordés et des difficultés à prioriser

En théorie, une embarcation de migrants est presque toujours considérée comme étant en détresse, avait expliqué la préfecture de la Manche et de la mer du Nord à InfoMigrants dans un article de 2020, qui faisait le point sur l’organisation des secours dans la Manche.

En effet, cette zone maritime très étroite - 50 kilomètres seulement séparent Calais de la côte anglaise la plus proche - est souvent malmenée par les courants. Les canots pneumatiques empruntés par les migrants sont susceptibles de se perdre, d’être percutés par un cargo ou de tomber en panne. D’autant que les embarcations utilisées sont "souvent surchargées", avec des passagers en état d’hypothermie sévère en raison des conditions météorologiques difficiles. Dans la majorité des cas, le sauvetage se justifie. On ne laisse donc pas un canot naviguer vers les côtes anglaises.

>> À lire : Manche : comment s’organisent les sauvetages de migrants en pleine mer ?

Alors que s’est-il passé cette nuit du 24 novembre 2021 ? L’audition des opérateurs du Cross par les enquêteurs laisse penser que les personnes qui ont réceptionné les appels des migrants en détresse ne semblent pas avoir pris la mesure du danger qu’encourraient les passagers du canot. Pire, elles font parfois preuve de moqueries dans des commentaires en aparté, enregistrés dans les bandes de conversation entre le Cross et le bateau de migrants.

Interrogés par la section de recherche de la gendarmerie maritime de Cherbourg (Manche), plusieurs membres du Cross estiment que "souvent" les migrants "appellent et crient au danger alors qu’ils n’ont rien". Le Monde cite, entre autres, Nicolas H., le chef du service opération : "Ils [les migrants en mer] nous appellent tous, même s’ils ne sont pas en difficulté (…) Il est très délicat de prioriser correctement."

"Nous n’avions pas d’inquiétude concernant [l’embarcation naufragée]", reconnaît quant à elle la cheffe de quart Pauline M. D’autant que le service a été débordé d’appels provenant d’une vingtaine d’embarcations de migrants cette même nuit, rapporte le Cross.

Moins d’un kilomètre des eaux territoriales britanniques

Il peut arriver aussi qu’une embarcation en détresse soit prioritaire sur une autre. "Dans ce cas, quand nous ne pouvons pas être sur tous les fronts, nous prévenons les autorités anglaises. Nous leur expliquons que nous devons agir autre part, pour un cas plus urgent. Ils se chargent alors d’intervenir", expliquait la préfecture de la Manche et de la mer du Nord à InfoMigrants en 2020.

Est-ce cela qui s’est passé cette nuit-là ? La transcription brute des conversations téléphoniques entre le Cross et l’embarcation naufragée, dont Le Monde se fait l’écho, montre que le Cross a passé le relai aux autorités britanniques assez rapidement, vers 2h du matin, dès les premiers contacts avec les passagers du navire en détresse. "J’ai un canot à côté de votre secteur. Je vous donnerai sa position car c’est à 0,6 mile nautique [965 mètres des eaux anglaises]", dit l’opératrice du Cross au centre de coordination des secours anglais, à Douvres. S’en suivent de nombreux appels aux secours français, qui considèrent désormais que les naufragés ne relèvent plus de leur responsabilité.

Le Monde rapporte notamment qu’à 3h30, le Cross reçoit un appel d’un passager qui "explique qu’il est littéralement 'dans l’eau', ce à quoi l’opérateur répond : 'Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises'".

Côté britannique, l’enquête ne dit pas encore comment les secours ont géré cette intervention. Il semblerait toutefois qu’ils aient, à leur tour, délégué la tâche aux Français si l’on en croit le témoignage de l’un des survivants, Ahmad Shexa. Lors de son audition en garde à vue, ce jeune Irakien "a rapporté que les secours anglais leur avaient indiqué que 'le temps qu’ils arrivent sur place, les vagues nous auraient menés dans les eaux territoriales françaises, et donc ils ne sont pas venus'".

"On savait malheureusement qu’un jour cela arriverait"

À la suite de ces révélations, la Cimade, association de soutien aux migrants et réfugiés, a fait part de sa "consternation de voir qu'il y a eu beaucoup d'énergie donnée par les deux côtés, français et britannique, pour démontrer que c'était à l'autre partie de prendre en charge le secours et le sauvetage".

"On est horrifiés", a estimé pour sa part Delphine Rouilleault, directrice générale de France Terre d'Asile. "Ce que cela décrit, c'est l'absence complète de coordination des opérations de sauvetage en mer et leur banalisation, qui fait que personne n'a pris la mesure du danger pour les personnes."

Comme toute mer, la Manche est divisée en plusieurs zones administratives : les eaux territoriales françaises et les eaux territoriales anglaises. Entre les côtes du Calaisis et Douvres, ces deux zones se touchent. Chaque pays est souverain de son espace maritime. La France surveille et intervient donc dans sa zone et la Grande-Bretagne dans la sienne. Mais, "si, pour diverses raisons, la force anglaise ne peut pas mener une opération de secours, elle peut demander aux Français d’intervenir à leur place. Et donc d’entrer dans les eaux anglaises", avait pourtant expliqué la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord à InfoMigrants.

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"On savait malheureusement qu’un jour cela arriverait", confie l’un des membres du Cross aux enquêteurs. "Ça fait deux ans que nous demandons des moyens supplémentaires", ajoute l’un de ses collègues. Pour mener à bien les opérations de sauvetage, les personnes interrogées expliquent qu’il faudrait davantage de moyens. Or ils ne disposaient que de "deux moyens nautiques et un moyen aérien" au moment des faits.

Des chiffres inquiétant au regard de l’ampleur du nombre de tentatives de traversées de la Manche, sachant que depuis le début de l’année, celles-ci ont encore augmenté et battu tous les records, avec 40 000 passages vers le Royaume-Uni selon le ministère de la Défense britannique. 

 

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