Selon Human Rights Watch, les réfugiés d'Afghanistan sont violemment refoulés lorsqu'ils tentent d'entrer en Turquie. De nouveaux témoignages troublants semblent également indiquer que les autorités turques expulsent de plus en plus de migrants vers le pays.
Ahmadi a vécu pendant cinq ans en Turquie, où il avait commencé à se reconstruire une nouvelle vie et à monter une boutique de vente de téléphones portables.
Aujourd’hui, il se retrouve à nouveau à la case départ. Au printemps dernier, alors qu'il se rendait à la banque, le jeune homme de 26 ans a été arrêté et emmené dans un centre d’expulsion informel. De là, il a été renvoyé vers l’Afghanistan, son pays d’origine.
Ahmadi fait partie des dizaines de milliers d'Afghans interpellé par les autorités turques et expulsés en Afghanistan malgré le retour au pouvoir des talibans. La plupart sont renvoyés sur des vols charter qui ont repris depuis la Turquie fin janvier.
Rien qu'au cours des dix premiers mois de cette année, plus de 57 000 Afghans - pour la plupart des hommes célibataires comme Ahmadi - ont ainsi été expulsés de Turquie, selon les chiffres officiels.
Ces expulsions sont extrêmement controversées. De nombreux migrants ont déclaré avoir subi des abus et des mauvais traitements de la part des autorités turques. "Ils ont pris mon téléphone portable et ne m'ont pas laissé parler à mon avocat", a expliqué Ahmadi à InfoMigrants.
"Ils m'ont transféré dans un camp à Edirne (près de la frontière grecque, ndlr) et m'ont gardé pendant onze jours. Il n'y avait aucune infrastructure dans le camp alors que plus de 280 personnes y étaient détenues. La police ne m'a donné aucune chance et ne m'a pas écouté."

La Turquie est le pays qui abrite le plus grand nombre de réfugiés au monde : officiellement, elle accueille environ 3,6 millions de Syriens dans le cadre d’un système de protection temporaire. De plus, quelque 320 000 migrants d'autres nationalités - principalement des Afghans - vivent en Turquie sous d'autres statuts de protection.
Mais le traitement que le pays réserve à ces exilés, en particulier aux demandeurs d'asile et aux réfugiés d'Afghanistan et de Syrie, semble devenir de plus en plus hostile.
Un nouveau rapport de Human Rights Watch (HRW) indique que le nombre d'expulsions de ressortissants afghans a augmenté de façon spectaculaire.
Cette augmentation est en partie due à ce que l’ONG appelle "un raz-de-marée de l'opinion publique turque contre les réfugiés et les immigrés". Selon un sondage réalisé l'année dernière en Turquie, 76% des interrogés ont déclaré que "l'entrée de ces personnes en Turquie doit être empêchée et qu'elles doivent être expulsées de toute urgence."
Forcés de signer des formulaires de retour "volontaire"
Le rapport de HRW explique en détail comment nombre de ces expulsions sont menées avec violences, sans tenir compte des droits des migrants à pouvoir demander l’asile ou à contester leur expulsion.
La Turquie affirme que les retours sont volontaires. De nombreux Afghans ont au contraire déclaré à HRW que leur signature ou leurs empreintes digitales sur les formulaires de retour volontaire ont été falsifiées ou obtenu sous la contrainte. S'ils refusaient de signer, ils étaient battus, menottés et finalement expulsés.
"Ils m'ont dit que je devais signer un papier qui n'était pas dans notre langue", a raconté à l’ONG Abdul Sami, un homme de 27 ans originaire de Ghazni, en Afghanistan. "Ils ont dit que le papier servait à pouvoir demander un avocat, mais un détenu qui savait lire le turc m’a dit que c'était pour accepter d'être expulsé. Seules trois personnes sur 120 ont accepté de le signer. Puis ils nous ont giflé plusieurs fois en nous disant de signer, ce que nous avons refusé", explique Sami.
>> A (re)lire : Malgré le gel des expulsions vers Kaboul, une préfecture française obtient un laissez-passer pour renvoyer un Afghan
"Le lendemain, on a été transférés, moi et environ 200 autres personnes, dans la cour du centre d'expulsion. Ils nous ont dit de déposer nos empreintes digitales sur des papiers de retour volontaire. Au début, nous avons tous refusé. Un homme a déchiré le papier, puis il a été emmené dans une pièce. Quand ils l'ont ramené, son visage était en sang. Le jour d’après, ils nous ont transférés à l'aéroport d'Istanbul. Ils ont lu nos noms un par un, tamponné nos documents de voyage et nous ont mis dans un avion d'Ariana Airlines à destination de Kaboul."

Ils battent même les enfants
Les Afghans se voient aussi régulièrement repoussés à la frontière turque sans avoir eu la possibilité de demander une protection - un processus illégal connu sous le nom de refoulement, qui viole la Convention des Nations unies sur les réfugiés de 1951.
Début novembre, les autorités migratoires turques ont déclaré que près de 250 000 "migrants irréguliers" ont été "empêchés" d'entrer en Turquie depuis le 1er janvier. Amnesty International, Human Rights Watch et d'autres organisations estiment qu’il s’agit en réalité de refoulements systématiques et violents.
"Il y avait 15 policiers ; ils ont frappé tout le monde. Ils ont frappé certaines personnes avec la crosse de leurs armes. Ils ont même battu des enfants", explique Zayan, un ancien soldat de l'armée afghane de 28 ans, dans un témoignage recueilli par HRW.
"Comme c'était l'hiver et qu'il faisait froid, les gens avaient beaucoup de vêtements sur eux. Mais la police turque a pris nos vêtements chauds, nos téléphones portables, nos sacs et nos lacets de chaussures. Ils ont tout gardé. Personne n'était autorisé à leur parler. Nous les avons suppliés et leur avons expliqué que notre pays est dans une mauvaise situation, mais ils ne nous ont pas écoutés. Nous avons été directement repoussés vers l’Iran. On ne nous a jamais emmenés dans un camp."

Un autre homme, Aref, originaire de Laghman en Afghanistan, est entré en Turquie avec 30 autres personnes en mai dernier. Après avoir franchi le mur qui se dresse le long de la frontière avec l’Iran, lls ont marché encore 20 minutes avant d’entendre des tirs et d’être éclairé par de puissants projecteurs.
"Ils nous ont attrapés et nous ont ramenés vers le mur. Ils ont pris nos sacs à dos et d'autres affaires, cassé nos téléphones portables, et nous ont déshabillés jusqu'aux sous-vêtements. Puis ils nous ont battus. Ils nous ont alignés, le visage contre le mur. Deux membres de la police des frontières m'ont frappé avec une matraque et m'ont donné des coups de pied avec leurs bottes militaires", a déclaré Aref à HRW.
>> A (re)lire : Une enquête de Human Rights Watch accuse la Turquie d'expulser des réfugiés vers la Syrie
Si demander une protection en Turquie est un droit, le gouvernement en a rendu les démarches plus difficiles en limitant la possibilité pour les migrants de s'enregistrer dans les régions du pays où la part des étrangers dépasse 20% de la population. Entre 2018 et 2019, les enregistrements ont chuté de près de 75 %, passant d'environ 114 500 à environ 29 250. Les trois quarts des demandeurs étaient des Afghans.
Pour ceux qui parviennent à déposer une demande de protection internationale, la perspective d'obtenir l'asile s'est effondrée depuis que la procédure d’examen des dossiers a été confiée par l'agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) aux autorités turques en septembre 2018.
Cette année-là, lorsque le HCR participait encore à l'évaluation des demandes d'asile, 72 961 demandeurs d'asile avaient obtenu une protection. Un an après le retrait de l'ONU, ils n'étaient plus que 5 449.

Pendant ce temps, les Afghans qui se retrouvent sans papiers en Turquie sont de plus en plus marginalisés, beaucoup vivant dans la pauvreté à Istanbul. Après avoir tenté à plusieurs reprises de s’enregistrer pour une demande de protection internationale, Nouman, 23 ans, originaire de Ghazni, a fait part de son désarroi à HRW. Il vit à Istanbul dans un appartement avec 14 autres Afghans sans papiers et tente de passer en Grèce.
De son côté, Ahmadi a expliqué à InfoMigrants qu'il a été expulsé de Turquie parce qu'il n'avait pas de titre de séjour. Selon lui, malgré le fait d’être enregistré en Turquie et d’y payer des impôts, le permis de séjour lui avait été refusé pour entré dans le pays "illégalement".
De retour en Afghanistan, il envisage de repartir pour la Turquie. Malgré la forte probabilité d'être refoulé et le risque de mauvais traitements, comme beaucoup d'autres Afghans, il est prêt à retenter sa chance.
Pour les réfugiés, demandeurs d'asile et migrants vulnérables ayant besoin d’aide en Turquie :
* Refugee Rights Turkey (RRT), une organisation de la société civile à Istanbul. Elle offre une assistance juridique et d'autres formes de soutien, et propose des informations en plusieurs langues sur son site web ici.
Le service d'assistance aux réfugiés de RRT peut être contacté par téléphone au +90 850 218 48 30.
* Ce numéro vert est destiné aux personnes en détention administrative en Turquie : +90 507 218 62 85
* Ce numéro s’adresse aux mineurs non accompagnés : +90 549 510 52 06
Enfin, cette vidéo explique la procédure à suivre pour demander une protection internationale en Turquie :