Des garde-côtes libyens s’approchent de deux embarcations de migrants au large de Sabratha, en juin 2017. Crédit : AP/Emilio Morenatti
Des garde-côtes libyens s’approchent de deux embarcations de migrants au large de Sabratha, en juin 2017. Crédit : AP/Emilio Morenatti

L'organisation Human Rights Watch accuse Frontex de "complicité" avec les garde-côtes libyens dans les abus perpétrés sur les migrants en Libye. Selon l'ONG, l'agence européenne permet l'interception de migrants par les autorités libyennes en les alertant sur la présence de bateaux en mer grâce à des avions et à un drone qui sillonnent la Méditerranée centrale.

Human Rights Watch persiste et signe. Lundi 12 décembre, l'ONG a commenté un nouveau rapport, publié jeudi, sur les interceptions de migrants en mer au large de la Libye, estimant qu'elles étaient facilitées par Frontex qui se rendrait ainsi "complice" des abus perpétrés en Libye. 

"En alertant les autorités libyennes sur des embarcations transportant des migrants, sachant que ces migrants seront renvoyés vers des traitements atroces, et malgré d'autres options, Frontex se rend complice de ces abus", a déclaré Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch.

Dans les faits, pointe l'ONG, qui a enquêté, comme par le passé, avec l'organisation Border Forensics en s’appuyant sur l’analyses de données et sur des témoignages, Frontex utilise son propre matériel de surveillance aérienne - des avions et un drone - pour aider les forces libyennes à localiser les bateaux de migrants qui tentent de rejoindre l'Europe.

Ces appareils, qui sillonnent la Méditerranée centrale, transmettent des informations à un centre de coordination au siège de Frontex à Varsovie, détaille l'ONG. Là, des décisions sont prises sur la procédure à adopter et sur qui alerter. Selon Human Rights Watch, Frontex alerte alors les autorités libyennes, et non les navires humanitaires, pourtant, eux aussi, parfois présents dans la zone.

"La rhétorique de Frontex restera tragiquement vide de sens"

"Alors que Frontex soutient que la surveillance aérienne sauve des vies, les preuves recueillies par Human Rights Watch et Border Forensics démontrent qu'elle est au service de l’interception d’embarcations par les forces libyennes, plutôt que du sauvetage par des organisations de secours civiles ou des navires marchands également présents dans la zone", indique l'ONG dans un communiqué. 

"La rhétorique de Frontex sur le sauvetage de vies restera tragiquement vide de sens, tant que cette agence n'utilisera pas la technologie et les informations à sa disposition pour s'assurer que les personnes soient secourues rapidement et puissent débarquer dans des ports sûrs."

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De fait, cette stratégie, pointe encore Human Rights Watch, n'a pas eu d'"impact probant" sur la baisse du nombre de morts en mer, contrairement à l'argument avancé par Frontex. En revanche, elle a engendré une augmentation des interceptions par les garde-côtes libyens, toujours selon le rapport. En 2021, Frontex a facilité des opérations qui ont entraîné le retour forcé d'environ 10 000 personnes : près d'un tiers des plus de 32 000 personnes débarquées en Libye.

Une fois de retour en Libye, les migrants sont la cible d'abus en tout genre. Ils sont envoyés dans des centres de détention, où les violences physiques sont monnaie courante. Dans ce pays en proie au chaos, des groupes armés n’hésitent par ailleurs pas à kidnapper des exilés en pleine rue ou dans leur appartement, et à filmer les tortures infligées dans le but d'extorquer de l’argent à leurs proches.

Ce n'est pas la première enquête du genre menée par Human Rights Watch et Border Forensics. En août 2022, les deux ONG avaient peu ou prou révélé les mêmes dérives de la part de l'agence européenne.

De son côté, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), une ONG allemande, a déposé, fin novembre, une plainte pour crimes contre l'humanité devant la Cour pénale internationale (CPI) visant plusieurs responsables européens. L'ECCHR estime que la politique européenne de soutien aux garde-côtes libyens chargés d'intercepter les exilés en Méditerranée puis de les ramener en Libye a rendu ces personnalités indirectement responsables des violences et exactions subies par les migrants dans le pays.

Environ 100 000 migrants interceptés depuis 2017

Chaque année, des milliers de migrants tentent de fuir la Libye dans l'espoir de rejoindre l'Europe. Selon l'agence de l'ONU, Missing Migrants Project, 2 062 personnes sont mortes ou ont été portées disparues l'année dernière après avoir tenté de rejoindre l'Europe à bord d'un bateau.

En août 2022, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) comptabilisait près de 680 000 migrants présents en Libye. Beaucoup passent par ce pays, espérant y trouver un moyen de rejoindre l’Europe, mais la plupart se retrouvent coincés dans un cercle vicieux d'extorsion, de détention et même d’esclavage.

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Environ 100 000 migrants ont été interceptés au large des côtes libyennes et renvoyés dans le pays depuis 2017, date de la signature d'un accord entre la Libye et l'Italie pour lutter contre l'immigration illégale. Outre l'Italie, l'Union européenne (UE) a versé depuis 2015 plus de 500 millions d'euros au gouvernement de Tripoli pour l'aider à freiner les départs de migrants vers l'Europe.

Malgré les preuves de plus en plus nombreuses des cas de maltraitance envers des migrants en Libye, l'UE n'a pas cessé son aide financière au pays. Pire, l'Union a elle-même reconnu dans un rapport confidentiel remis en début d'année que les autorités libyennes ont eu recours à un "usage excessif de la force" envers les migrants et que certaines interceptions en Méditerranée ont été menées à l'encontre de la réglementation internationale.

 

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