Les femmes représentent l’immense majorité des adultes ayant fui la guerre. Réfugiée en Allemagne, Iryna téléphone au moins une fois par jour avec son mari : "Il ne partira pas de Kiev. Il restera pour défendra la ville". Mais les deux ne parlent pas jamais de la guerre, le sujet est trop douloureux.
"Je m’appele Iryna. J’ai 50 ans. J’habite à Aix-la-Chapelle et je viens de Kiev." Ces quelques mots, Iryna les prononce timidement en allemand, pendant que dans la pièce d’â côté se déroule un cours de langue pour une dizaine de réfugiés ukrainiens. Des prospectus de supermarché servent à apprendre les noms des produits, des fruits et des légumes.
Le local est géré par l’association des Ukrainiens d’Aix-la-Chapelle (Ukrainer in Aachen), créée au début de la guerre, dans cette ville de l’ouest de l’Allemagne, à la frontière avec la Belgique, où vivent actuellement quelque 2650 personnes ayant fui la guerre en Ukraine. Parmi les femmes soutenues par l’association, une poignée d’entre elles a accepté de se confier à InfoMigrants.

"La guerre, on n’en parle pas avec mon mari, poursuit Iryna, en ukrainien. A cause de la mobilisation générale décrétée par le président Volodymyr Zelensky, son mari, 51 ans et ingénieur en bâtiment, ne peut pas quitter le territoire. Tous les hommes entre 18 et 60 ans, doivent se tenir prêt à résister à l’envahisseur russe. "Il ne partira pas de Kiev. Il restera pour défendra la ville", commente Iryna.
Nous téléphonons tous les jours et plusieurs fois par jour. On n’a pas fixé de limites à nos conversations, mais c’est intuitif. On a tous les deux accès aux informations, et on sait les analyser. Parler de la guerre est trop dur, je préfère lui demander comment va notre chat", conclut-t-elle.
Le chat s’appelle Marticha. "On l’a laissé à Kiev, une partie de le famille devait rester avec mon mari", explique Iryna, avec un sourire, pour quelque peu détendre l’atmosphère.

Iryna est ainsi venue en Allemagne seule avec ses deux filles quelques semaines après le déclenchement de l’invasion russe. Elle n’avait jamais entendu parler d’Aix-la-Chapelle avant et raconte être simplement montée dans un bus affrété par des bénévoles allemands à la frontière polonaise.
Selon une vaste étude menée par plusieurs instituts de recherche allemands, les femmes représentent 80% des adultes ayant fui la guerre pour se réfugier en Allemagne.
La peur du monde extérieur
A Kiev, Iryna travaillait comme comptable dans une agence de publicité. Le matin du 24 février 2022, on lui a dit de ne pas venir au travail. "On a dormi dans un abri pendant deux semaines, à faire des allers retour pour prendre une douche à la maison", se souvient-elle. La décision de fuir l’Ukraine n’a pas été immédiate. "On voulait rester ensemble, mais au bout de deux jours, les rayons des magasins étaient vides. On m’a appelé à venir aider dans un supermarché pour réapprovisionner les étagères. On ne pouvait pas infliger la guerre à nos deux filles. On a pris la décision que je parte pour elles. Sans enfants, je serais restée à Kiev."
A lire aussi : Réfugiées d’Ukraine : "Nous ne sommes pas des immigrées" (1/3)
Leurs deux filles ont 22 et 12 ans. Pendant six mois, la plus âgée est restée isolée dans leur nouveau logement à Aix-la-Chapelle, par peur d’affronter le monde extérieur. Aujourd’hui, elle parle allemand et aide d’autres enfants ukrainiens à apprendre la langue.
"Mes enfants veulent rentrer à la maison, mais elles ont compris qu’elles sont en sécurité ici", lance Iryna. Et puis, elle juge l’idée de retourner en Ukraine trop risquée pour le moment.
De plus, "à cause de la guerre, mon mari ne travaille plus. Il est bénévole et s’investit dans la distribution d’aide humanitaire, dans la collecte de vivres et de batteries en cas de coupures d’électricité. Mais actuellement, sans rémunération, il puise dans ses économies pour s’en sortir. Si nous rentrons, nous n’aurions pas assez d’argent pour vivre."
Elle écarte également l’idée d’un aller-retour pour revoir ses proches. Iryna explique que certains Ukrainiens, notamment ceux qui sont réfugiés dans les pays frontaliers de l’Ukraine comme la Pologne, effectuent ce genre de visites.
"On ne parle par de l’idée de pouvoir se retrouver en Ukraine. C’est pas quelque chose que l’on tente de planifier. Il ne s’agit pas d’une destination de vacances. C’est trop dangereux", estime Iryna.
Ils ont renoncé à fixer un objectif pour la date de leur retour. "Chaque jour est rempli de peur. Un jour vous entendez qu’une personne a été tuée à Kiev, un autre à Kharkiv. On n’en voit pas la fin, on ne peut pas encore prendre de décision. Je ne peux prendre ce risque pour mes enfants."
Une chorale pour se confier
Iryna participe fait désormais partie de la chorale de femmes lancée par l’association des Ukrainiens d'Aix-la-Chapelle. Une quinzaine de femmes, venues de toute l’Ukraine, se retrouvent régulièrement pour se changer les idées, mais aussi pour échanger et se consoler. "J’y ai trouvé des amies. Nous sommes devenues une sorte de famille. Dans la vraie vie, avant la guerre, on ne se serait certainement jamais rencontrées. Ici on peut parler de choses dont on ne peut pas parler avec nos maris", se félicite Iryna.

Selon une vaste étude menée par plusieurs instituts de recherche allemands, la moitié des réfugiés ukrainiens sont mariés. Par ailleurs, près de 80 % des femmes réfugiées vivent sans leurs partenaires restés en Ukraine et près d’une femme sur deux est partie avec ses enfants.
Elle ne veut pas accabler son mari avec ses préoccupations, qu’elle semble juger dérisoires comparé à la peur de se trouver en Ukraine. "Je ne veux pas casser notre équilibre, en lui montrant que nous vivons bien ici pendant qu’il n’a pas d’eau et d’électricité. Mais il est heureux de voir que ses enfants vont bien."
>> A lire aussi : Réfugiées d’Ukraine : "Je n’ai plus de maison, je n’ai plus de chez-moi" (2/3)
Après un an passé en exil, Iryna se dit reconnaissante de l’accueil qu’elle a reçu. "Il arrive que la vie te mette à l’épreuve, qu’elle te frappe aussi fort qu’elle le peut pour te briser. Tu penses ne pas pouvoir encaisser le prochain coup, mais tu résistes et gardes la tête hors de l’eau. Tu peux tomber, mais l’important est de trouver la force de se relever."
Nous n’avons pas le droit d’être faibles ici, où tout va bien pour nous. Nous aidons notre pays du mieux qu’on le peut et on attend la victoire. Mon mari est en Ukraine pour l’amour de ses enfants, pour qu’ils puissent vivre dans une Ukraine libre."