Plus de 20 000 personnes ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l'année 2023. Crédit : Picture Alliance
Plus de 20 000 personnes ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l'année 2023. Crédit : Picture Alliance

Les autorités italiennes ont accusé lundi le groupe paramilitaire russe Wagner d’être responsable de l’augmentation récente en mer Méditerranée des migrations illégales vers l'Europe. Une affirmation plutôt extravagante et "sans fondement", selon Emadeddin Badi, spécialiste de la Libye.

C’est un communiqué qui fait réagir dans la péninsule italienne. "Je pense qu’il est désormais possible d’affirmer que l’augmentation exponentielle du phénomène migratoire au départ des côtes africaines fait […] partie, dans une mesure non négligeable, d’une stratégie claire de guerre hybride que la division Wagner est en train de mettre en œuvre […]", a déclaré lundi 13 mars le ministre de la Défense, Guido Crosetto.

Mêmes allégations quelques heures plus tard du ministre italien des Affaires étrangères. Lors d'une visite en Israël, Antonio Tajani a déclaré à l'agence de presse italienne Ansa qu'il était "inquiétant" que de nombreux migrants proviennent de zones "contrôlées par le groupe Wagner". "Je ne voudrais pas qu'il y ait une tentative de pousser les migrants vers l'Italie", a-t-il ajouté, cité par le Corriere della Serra.

Selon Rome, donc, l’explosion des arrivées sur les côtes italiennes via la Méditerranée depuis le début de l’année serait ainsi imputable - plus ou moins directement - à l’influence du groupe paramilitaire russe. "Risible", répond d’emblée Emadeddin Badi, spécialiste de la Libye et chercheur à l'Initiative globale contre le crime transnational organisé (GI-TOC).

"Bouc émissaire"

Si le groupe est bien présent de l'autre côté de la Méditerranée et que ses membres "font peser un certain nombre de menaces stratégiques sur l'Europe ainsi que sur la stabilité en Libye", rien ne démontre leur mainmise sur les trafics mafieux de la côte. "Les responsables italiens tentent d'utiliser Wagner comme bouc émissaire, mais cela n'a aucun fondement dans la réalité", tranche le spécialiste.

Les côtes libyennes sont en effet contrôlées par de nombreuses mafias attirées par le commerce - extrêmement lucratif - des traversées de la Méditerranée. "Des réseaux criminels y mûrissent et s'y sont développés […] que la Russie profite de cette dynamique migratoire - bien sûr, mais elle n'en est pas responsable", développe Emadeddin Badi.

"Dans la réalité, leur capacité à 'contrôler les flux migratoires' vers l'Europe est sans fondement", poursuit-il. Les membres de Wagner n'ont "jusqu'à présent, aucune influence" connue "dans ce marché illicite et encombré du trafic d'êtres humains". Et d'ajouter : "Wagner ne peut pas créer un monopole" dans ce domaine, et par là-même influer sur la fréquence et le rythme des traversées.

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De son côté, le chef de la milice Wagner, Evgeny Progojine, a répondu directement au ministre Guido Crosetto : "Il devrait s'occuper de ses problèmes qu'il n'a probablement pas été en mesure de résoudre", selon des propos rapportés par le même article du Corriere della Sera. "Nous ne sommes pas au courant de ce qu'il se passe avec la crise migratoire, nous ne nous en occupons pas, nous avons beaucoup de nos propres problèmes à régler".

"Déstabiliser l'Occident"

La présence de Wagner n’est évidemment pas un hasard dans le paysage libyen où l’état de droit s’est effondré. Le groupe a notamment signé des contrats de sécurité avec le maréchal Haftar - l’autorité rivale du gouvernement d’union nationale installé dans la capitale et dirigé par Faïez Sarraj. Les ressources pétrolière, gazière et aurifère du pays en font un eldorado pour de nombreuses milices.

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"Wagner - et la Russie - sont impliqués dans l'extraction illégale d'or dans le Fezzan [région désertique de la Libye, ndlr], ils se sont positionnés près de bases aériennes clés et à proximité des installations pétrolières libyennes", précise à ce sujet Emadeddin Badi.

La société Wagner est aujourd'hui unanimement considérée comme le bras armé du Kremlin. Aux yeux des experts, elle profite de la défaillance de nombreux États africains, notamment dans le Sahel, en Centrafrique et en Libye, pour mener une guerre d’influence sur le continent.

Les accusations italiennes sont "contre-productives"

Pourquoi l'Italie cherche-t-elle à blâmer Wagner ? Sûrement "parce qu'il est beaucoup plus facile d'attiser le sentiment anti-russe maintenant que de faire face aux échecs des politiques italiennes et européennes sur la question de la migration en Libye". Pour rappel, 32,6 millions d'euros ont été versés par Rome à Tripoli pour des missions de soutien aux garde-côtes libyens depuis 2017. Sans réels résultats sur les traversées.

Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 20 000 personnes ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année 2023, soit trois fois plus qu'en 2022 au cours de la même période, a indiqué le ministère italien de l'Intérieur.

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En outre, depuis des années, le Vieux continent peine à mener une politique commune sur la question migratoire, chaque État membre imposant ses propres règles en matière d’accueil - et de refoulement - des migrants.

Reste que "l’approche italienne est doublement contre-productive", conclut Emadeddin Badi. "Elle attribue à tort le blâme [à Wagner] pour un problème très réel - ce qui va enhardir les vrais réseaux criminels de contrebande. De plus, ce diagnostic erroné empêche l'utilisation des bonnes politiques pour remédier à la situation."

Un avis partagé par le vice-président de la Commission européenne, Margaritis Schinas. Au fond, savoir si "Wagner, pas Wagner [est responsable de la hausse des flux de migrants], c'est accessoire", a-t-il tenu à préciser lors d'une conférence de presse, mardi. "Nous devons aider les pays d'origine et de transit [...] Car la cause profonde de la migration, c'est que les gens se déplacent pour avoir une vie meilleure ou pour échapper à la guerre et aux persécutions".

 

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