Un morceau du bateau de migrants fracassé après le naufrage meurtrier à Steccato di Cutro près de Crotone en Italie, le 28 février 2023. Crédit : Reuters
Un morceau du bateau de migrants fracassé après le naufrage meurtrier à Steccato di Cutro près de Crotone en Italie, le 28 février 2023. Crédit : Reuters

Une enquête menée par Le Monde, Lighthouse Reports, El Pais, Sky News, Domani et Süddeutsche Zeitung révèle que les autorités italiennes n'ont pas porté assistance au bateau surchargé qui a fait naufrage au large de Cutro, en Calabre, le 26 février dernier. Quatre-vingt quatorze migrants y ont perdu la vie.

Comment expliquer qu'un bateau, à quelques kilomètres seulement des côtes italiennes, surchargé et pris dans une tempête, n’ait pas été secouru ? C’est ce qu’ont cherché à comprendre plusieurs médias européens dans une enquête de plusieurs mois concernant le naufrage du "Summer Love".

Le 26 février dernier, ce bateau blanc, avec à bord 200 personnes environ, s’est brisé sur un banc de sable à quelques mètres des côtes italiennes, dans la région de Calabre. Il était parti de Turquie le 23 février et transportait des exilés majoritairement originaires d’Afghanistan, d’Iran et du Pakistan. De nombreux enfants étaient présents et sont décédés. À l’aube du 26 février, en se disloquant, le Summer Love a plongé tous ses occupants dans les eaux glacées d'une mer très agitée.

On dénombre aujourd'hui 94 morts dont de nombreux enfants.


Nazir Ahmad et ses deux enfants sont portés disparus depuis le naufrage d'un bateau de migrants au large de Crotone, le 28 février 2023. La femme de Nazir Ahmad est parmi les victimes. Crédit : DR
Nazir Ahmad et ses deux enfants sont portés disparus depuis le naufrage d'un bateau de migrants au large de Crotone, le 28 février 2023. La femme de Nazir Ahmad est parmi les victimes. Crédit : DR


Que savaient les autorités italiennes ? "Dès le 25 février, soit la veille du naufrage, Rome avait connaissance d’éléments qui auraient dû conduire au déclenchement des secours", écrit le Monde dans son papier explicatif. "Un avion [de Frontex] chargé de la surveillance du bateau, a alerté les autorités italiennes au sujet de la violence du vent huit heures avant le naufrage. L’Italie avait également accès aux images tournées en direct par l’avion."

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Et de détailler. "À 22h26, Frontex [a signalé] aux autorités italiennes la présence d'un "bateau non identifié' (en réalité, le Summer Love), dans la zone SAR (zone de recherche et de secours) italienne, par une mer de force 4 (avec des vagues de 1,25 à 2,50 mètres)."

Forts de ces indices, Frontex et les autorités italiennes devaient donc supposer qu'il y avait une forte probabilité que des migrants se trouvent à bord.


Ce petit garçon afghan, Muzamel, fait partie des victimes du naufrage, le 26 février 2023. Crédit : DR
Ce petit garçon afghan, Muzamel, fait partie des victimes du naufrage, le 26 février 2023. Crédit : DR


Une opération déclenchée à 4h du matin

Une première alerte est lancée par l’agence européenne Frontex. L'Italie - qui reproche aujourd'hui à Frontex de ne pas avoir fait état "d’une situation dangereuse" ou de n'avoir pas envoyé "un message de détresse" - réagit à 3h du matin, soit 5h plus tard. Des navires de sauvetage italiens se rendent sur la zone mais sont obligés de faire machine arrière. Les conditions météorologiques sont trop mauvaises.

La suite des événements pose question : plus rien ne se passe. Aucun Mayday, message d’alerte demandant le sauvetage immédiat du navire, n’est émis par le centre de commandement des garde-côtes basé à Rome. Pourtant la tempête est si forte qu'elle a empêché les sauveteurs d'approcher le bateau en détresse.

Ce n’est qu’à 4 heures du matin, à l'aube du 26 février, que les garde-côtes déclenchent l'opération de sauvetage. "Mais il est déjà trop tard. À bord, les passeurs ont remis le moteur en marche mais ils dévient de leur route vers la plage de Cutro". Le Summer love heurte un banc de sable et brise sa coque.


La route de Calabre "la plus sûre du moment"

Des images reçues par InfoMigrants montrent aujourd'hui que le bateau était surchargé. Des femmes et des enfants sont entassés à l’intérieur, sur les escaliers et sous le pont. On y voit aussi un père de famille, Massum, filmant son garçon de 7 ans, Muzamel, quelques heures avant le naufrage. Aucun d'eux ne survivra. 



Des cercueils contenant les dépouilles de personnes mortes durant le naufrage du 26 février 2023, entreposés dans un gymnase de Crotone, en Italie. Crédit : Reuters
Des cercueils contenant les dépouilles de personnes mortes durant le naufrage du 26 février 2023, entreposés dans un gymnase de Crotone, en Italie. Crédit : Reuters


Dans cette affaire, Frontex nie toute erreur de jugement. Elle soutient que son rôle est d’alerter les autorités italiennes "seules à être investies de la responsabilité de lancer une opération de sauvetage". Frontex affirme aussi dans un document consulté par Le Monde que la route de la Calabre - entre la Turquie et l’Italie - est "la plus sûre du moment" puisque aucun décès n’y est à déplorer.

InfoMigrants a pourtant répertorié plusieurs naufrages sur cette route mortifère. En octobre 2022, au moins 23 morts ont été comptabilisés suite à deux naufrages, en mer Égée. Les embarcations partaient de Turquie à destination de l’Italie. Un mois plus tôt, en septembre 2022, 6 autres migrants étaient décédés sur cette route maritime, dont trois enfants, de un, deux et 12 ans.

Ce naufrage reste l'un des pires de l'histoire italienne. "On n'avait pas vu quelque chose comme ça depuis le 3 octobre 2013", avait déclaré à InfoMigrants Sara Prestianni, chargée du programme "migration et asile" au sein de l'ONG EuroMed Rights. Ce jour-là, un chalutier transportant environ 500 personnes, parties de Libye, avait sombré à moins d’un kilomètre du rivage de l'île italienne de Lampedusa. Bilan : 368 morts.

 

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