Sur le chemin de l’exil, les migrants dépensent des milliers d’euros pour rémunérer leurs passeurs. Presqu’aucun ne prend le risque de partir avec du liquide sur eux. Beaucoup utilisent la hawala (en arabe transfert d’argent), sorte de système financier parallèle, opaque et illégal.
La conversation téléphonique se déroule entre une journaliste de la rédaction de France 24 et un passeur, en mars 2017. La journaliste arabophone, qui se fait passer pour l’amie d’une migrante syrienne, demande des renseignements pour la faire passer de Turquie en Grèce.
- "Et à Izmir [en Turquie], elle doit payer qui ?"
- "Elle paye via un bureau de transfert d’argent. Et elle m’envoie un code pour que je puisse retirer l’argent"
- "Donc, elle dépose l’argent dans ce bureau, et dès [qu’elle est arrivée en Grèce] et qu’elle a reçu son passeport [pour passer dans un autre pays européen], elle vous donne le code [pour retirer l’argent] ?"
- "Dès qu’elle arrive en Allemagne, oui, elle m’envoie le code"
Quel est donc cet étrange système de paiement par "code" qui permettrait de bloquer et de débloquer de l’argent déposé dans un "bureau de transfert" ? On l’appelle la hawala. La pratique est courante dans les pays du Golfe et du monde arabe.
C’est un virement, un transfert d’argent opaque – sans trace, ni reçu – qui repose essentiellement sur la confiance. Comment ça marche ?
1) La hawala "classique"
Prenons l’exemple d’un migrant bangladais qui souhaite quitter son pays et immigrer en Turquie. Le voyage via un passeur et tous les intermédiaires coûte environ 6 000 euros. Pour des raisons de sécurité, le migrant ne souhaite pas se déplacer avec autant d’argent liquide sur lui. Il se rend alors chez un "courtier hawala" (un courtier qu’on nomme en arabe "sarraf") à Dacca, la capitale, lui remet les 6 000 euros. Le courtier bloque l’argent en échange d’un code. C’est en arrivant à Istanbul, que le migrant remet le code à son passeur qui peut retirer l’argent chez un autre "courtier hawala". L’argent, initialement déposé en taka bangladeshi, est retiré en livre turque.
Il existe plusieurs formes de Hawala. L’exemple ci-dessus concerne une hawala "classique" qui induit un large réseau de comptoirs hawala à travers le monde – il y a généralement un siège central et des bureaux locaux à travers le monde.
La hawala est le moyen de paiement préféré des réseaux criminels (terrorisme, mafia, trafiquants d’êtres humains, passeurs). La raison est simple : l’argent circule mais ne se déplace pas. Il ne laisse pas de trace, il évite les contrôles réglementaires.
Les commissions sont faibles, l’argent est sécurisé. Cette transaction permet aux passeurs de s’assurer que le migrant est solvable et au migrant de s’assurer que cette somme bloquée garantit sa survie : le passeur ne peut toucher sa paye que quand le migrant, une fois arrivé, lui communique le code.
La journaliste de France 24 a ainsi reçu de nombreux témoignages de migrants utilisant la hawala en Turquie avant de s’aventurer en mer Égée pour gagner la Grèce. "Je devais payer 700 dollars pour passer de Turquie à Mytilène [sur l’île grecque de Lesbos]. C’était pas très cher parce qu’on était en hiver. J’ai trouvé un sarraf à Izmir [en Turquie]. Il m’a remis un code en échange de mon argent. Quand je suis arrivé à bon port, j’ai remis le code à mon passeur. C’était simple. Il n’y a eu aucun problème", confie l’un d’eux.
Avant l’accord UE-Turquie, de nombreux courtiers hawala se trouvaient à Izmir, une des points de départ de la Turquie vers l’Europe. Les sarraf sont à la fois visibles et invisibles. Les migrants prennent contact avec eux via les réseaux sociaux - où ils postent régulièrement des annonces sur leur page Facebook. Les migrants les rencontrent aussi grâce au bouche-à-oreille, dans la rue, sur des places publiques.
2) Les arnaques de la hawala
Bien que le système repose – traditionnellement – sur la confiance, les arnaques sont aussi monnaie courante. Un réfugié syrien, aujourd’hui installé en Allemagne, interrogé par la journaliste de France 24, raconte comment il a été escroqué sur la route entre la Turquie et l’Europe.
"Tous les passeurs vous rassurent au début. Mais en réalité, les choses se passent autrement. En ce qui concerne le paiement, c’est plus complexe que ce [qu’on raconte] : le passeur vous dit qu’il ne pourra retirer l’argent dans un bureau de transfert que si vous lui donnez un code. En réalité, si un migrant change d’avis ou s’il ne s’entend plus avec le passeur, il ne pourra plus récupérer l’argent déposé dans ce bureau", explique le réfugié.
"Très souvent, les passeurs sont de mèche avec les bureaux de paiement. En outre, si le migrant ne donne pas signe au passeur au bout de dix jours, il pourra de toute façon retirer l’argent auprès du bureau. J’ai personnellement eu une mésaventure avec un passeur, qui m’a escroqué 2 000 euros que j’avais déposés dans un bureau de transfert. J’avais senti que le passeur mentait et j’avais voulu récupérer mon argent, mais je n’en ai retrouvé que la moitié."
***
Il existe aussi une forme d'hawala, utilisée par les citoyens de nombreux pays d'Afrique et du monde arabe.
Cette forme d'hawala repose principalement sur le réseau de la famille et des amis. L'argent circule physiquement mais il évite les circuits bancaires traditionnels - et ne passent donc pas par le virement bancaire ou par des agences de transferts internationaux (comme Western Union).
L’intérêt est d’éviter les commissions élevées d’une banque traditionnelle ou d’une agence. La commission est directement négociée avec l’ami en question. Pour les clients qui l'utilisent, la hawala est utile pour transporter de l’argent dans des zones reculées ou dans des zones victimes d’un conflit (où les banques sont détruites, par exemple).
Une personne remet une somme d’argent à un ami. C’est lui qui se chargera de livrer l’argent à bon port – et de changer sa valeur à faible taux. Seule la parole sert de contrat.
"Nous savons que la hawala est parfois le seul moyen pour faire transférer de l’argent dans des États en guerre. Nous n’approuvons pas ce système [qui est illégal en Europe et dans une large partie de l’Occident] mais nous savons que de nombreuses populations l’utilisent […] La hawala est par exemple très répandue dans les pays du Golfe", explique Dilip Ratha, spécialiste des migrations et des transferts de fonds à la Banque mondiale, contacté par InfoMigrants.