Il est déjà près de 20 heures quand une voiture s’arrête devant la maison qui héberge le Refuge solidaire*, non loin de la gare de Briançon, dans les Hautes-Alpes. Le conducteur, Xavier Duclaux, 80 ans, a croisé la route de trois jeunes hommes noirs alors qu’il rentrait de la messe ce dimanche soir.
"Je les ai trouvés au niveau des Alberts [zone située à quelques kilomètres de la frontière italienne, NDLR], ils étaient sous le choc et avaient l’air complètement perdus donc je les ai fait monter dans ma voiture pour les amener ici. Ils sont maliens et ivoiriens je crois", explique le retraité aux cheveux blancs comme neige. Pour lui, "c’est un devoir évident d’aider les migrants" qui arrivent.
Les trois jeunes hommes remercient chaleureusement Xavier. Ils ont l’air de ne pas croire qu’ils sont enfin arrivés. Épuisés, ils n’échangent que quelques mots à voix basse.
Les bénévoles du Refuge solidaire leur proposent de se reposer, de prendre une douche ou de se restaurer. Les trois garçons choisissent de manger avant tout.
Les arrivées comme celles-ci sont courantes au Refuge. Ouvert à la fin du mois de juillet 2017, le lieu a déjà accueilli des centaines de personnes et ne désemplit pas. Prévu pour une quinzaine d’hébergements, il reçoit régulièrement plusieurs dizaines de migrants. La semaine dernière, 150 personnes y étaient hébergées.
La vie du Refuge s’organise autour de la table installée
dans la pièce principale qui sert de cuisine et de réception. Les murs y sont
couverts de consignes à l’intention des migrants et des visiteurs mais aussi de
dessins d’enfants et de messages de remerciement de migrants qui ont séjourné
là avant de reprendre leur route. Sur la façade de la maison, une
banderole rappelant l’article 13 de la Constitution universelle des droits de
l’Homme a été tendue, comme une devise au front d’un bâtiment officiel.
Dans la cour, quelques jeunes hommes ont installé des chaises en cercle pour jouer aux cartes. Parmi eux, Étienne, 25 ans, raconte qu’il a choisi de quitter le Cameroun car il n’y trouvait pas de travail et souffrait d’une situation familiale compliquée.
Il est arrivé au Refuge il y a quatre jours après avoir passé plus de deux ans en Italie. Il a décidé de quitter le pays pour la France après que sa demande d’asile puis son recours y ont été rejetés. Mais il n’imaginait pas que le trajet serait si difficile.
"Depuis Claviere [la ville italienne la plus proche de
la frontière NDLR], j’ai marché de 21 heures à 8 heures du matin. Nous longions la
route qui mène en France mais en nous cachant car, si la police nous trouve,
elle nous renvoie en Italie". Même si la neige a fondu sur le col de
Montgenèvre, le chemin reste long et périlleux, surtout de nuit. Sur les 21
personnes parties de Claviere en même temps qu’Étienne, seules trois sont
arrivées à Briançon. Les autres ont été renvoyées en Italie.
Fatigué par son périple, le jeune Camerounais aimerait aujourd’hui demander l’asile en France. Il a notamment besoin de soins médicaux car depuis son passage en Libye, dans des centres de rétention à Tripoli et Sabratha, il voit flou de l’œil droit. Son visage et ses bras sont couverts de cicatrices. Comme presque tous les migrants, Étienne a subi de très nombreuses violences dans le pays. Lassé de raconter son calvaire, il résume, laconique : "En Libye, on nous tabassait à longueur de journée."
Au refuge, comme Étienne, la plupart des migrants ne sont là que depuis quelques jours. Certains, arrivés il y a plus longtemps, ont été accueillis dans des familles de Briançon, d'autres ont quitté la ville - parfois sans rien dire - pour demander l'asile ailleurs.
Installé à côté d’Étienne, Romaric est lui aussi encore traumatisé par son passage en Libye. Ce jeune homme de 24 ans a quitté la Côte d’Ivoire en 2011 en raison des violences liées à l’élection contestée d’Alassane Ouattara.
Lui aussi est parti de Claviere. Il explique que ce sont des migrants déjà arrivés en France qui lui ont indiqué la route à suivre pour passer la frontière sans être intercepté par les forces de l'ordre. Depuis le rétablissement des contrôles aux frontières en 2015, les migrants sont systématiquement arrêtés par la police française et renvoyés en Italie.
Les migrants
fuient donc à la vue des policiers. Ces réactions de
panique ont entraîné plusieurs accidents ces derniers mois. En mai dernier, le
corps d’une jeune Nigériane a été retrouvé dans la Durance, près de Briançon.
Elle serait tombée dans l’eau après avoir été surprise par des policiers avec
deux autres migrants alors qu’ils marchaient sur la nationale 94 en direction
de Briançon.
Les associations tiennent les policiers pour responsables de ces drames. Dans un communiqué publié le 14 mai, à la suite de la découverte du corps de la jeune femme, l’association Tous migrants annonçait avoir envoyé un signalement au procureur de la République afin de dénoncer les pratiques policières "reposant sur des guet-apens et des courses-poursuites". "Ces pratiques révoltantes, désavouées par nombre de policiers et gendarmes eux-mêmes, ont déjà occasionné plusieurs accidents parfois très graves […]", écrivait l’association.
Au Refuge solidaire, Roland passe une bonne partie de ses journées alité. Ce Nigérian de 28 ans a vu des policiers arriver alors qu’il marchait vers Briançon. Dans sa fuite, il a fait une mauvaise chute. Depuis, il souffre au niveau des cuisses. Une radio a montré qu’il n’avait rien de cassé mais il a encore du mal à marcher.
Pour Benoît Ducos, bénévole au Refuge et ancien guide de montagne, "les droits des étrangers à la frontière sont bafoués tous les jours". Pour dénoncer les agissements de certains policiers, les bénévoles du Refuge recueillent le témoignage des migrants qui ont été violentés lors de leur passage de la frontière. Selon Benoît Ducos, plusieurs dizaines de cas ont déjà été répertoriés.
Interrogée par InfoMigrants, Cécile Bigot-Dekeyzer, préfète des Hautes-Alpes, souligne que "la première mission des forces de l’ordre" à la frontière italienne, depuis le rétablissement des contrôles aux frontières en 2015, est "de vérifier tous les documents d'une personne qui lui permettent de démontrer son identité et l'autorisent à entrer régulièrement sur le territoire de notre pays".
"Les forces de l’ordre ont la consigne absolue de respecter les règles de déontologie qui s’imposent à elles et d’exercer leur mission dans le respect des personnes, dans l’appréciation du risque", affirme la préfète, ajoutant que "jamais il n’a pu être donnée consigne aux forces de l’ordre de mettre les étrangers en situation irrégulière en situation de danger".
Pour les bénévoles des associations venant en aide aux migrants la situation est de plus en plus délicate. Benoît Ducos et six autres bénévoles – français, italiens et suisses - ont été convoqués au tribunal le 8 novembre.
Ils sont poursuivis pour aide à l’entrée irrégulière en bande organisée en raison de leur participation à la manifestation du 22 avril dernier, entre Claviere (Italie) et Briançon. Les participants – entre 150 et 200 personnes dont une vingtaine de migrants, selon le Dauphiné Libéré – avaient alors forcé un barrage de gendarmes à Montgenèvre avant de descendre le col à pied, rappelle le quotidien régional.
Engagé jusqu’en 2016 contre la construction d’une ligne à très haute tension (THT) dans la vallée de la Durance, Benoît Ducos explique avoir reçu la semaine dernière un rappel à la loi. "[Le document disait] : si vous vous tenez tranquilles pendant six ans, vous ne serez pas poursuivis pour des faits liés à la THT. Par contre, si pendant les six années qui viennent, vous avez le malheur de commettre le moindre délit, on vous poursuivra pour ces faits là et pour les faits liés à la THT".
Pour le bénévole du Refuge solidaire, ce rappel à la loi s’inscrit dans une "campagne d’intimidation" des bénévoles qui viennent en aide aux migrants. Une accusation démentie par Cécile Bigot-Dekeyzer. "Il ne s’agit absolument pas de lancer quelque campagne d’intimidation que ce soit mais uniquement de faire respecter le droit", assure la préfète des Hautes-Alpes.
*Le Refuge solidaire, 37 rue Pasteur à Briançon.