“Vous voyez la gare allemande de Freilassing derrière moi ? En 2015, on voyait des centaines de migrants y arriver d’Autriche chaque jour. Des milliers parfois. Aujourd’hui, on peut dire que c’est bien plus calme”, raconte Matthias Knott, porte-parole de la police aux frontières allemande. Sur les quais de la gare de cette petite ville nichée au cœur d’une épaisse forêt de sapins à la frontière austro-allemande, quelques dizaines de passagers descendent du train qui relie Salzbourg en Autriche à Freilassing en Allemagne en 10 minutes à peine. Deux policiers allemands sont là pour procéder à quelques contrôles de papiers aléatoires.
Devant la gare allemande, un petit groupe de jeunes, des demandeurs d’asile, profitent des températures encore clémentes pour prendre l’air et discuter. La plupart d’entre eux, qui vivent à quelques pas de là, occupent leurs journées en suivant des cours d’allemand. Alors qu’ils observent les passagers débarquer de Salzbourg, l’un d’entre eux, Ahmad, lance : “L'Autriche c’est juste un passage, hors de question de s’y établir. Le but, c’est toujours l’Allemagne. On sait que c’est mieux pour les migrants”.
Le jeune homme de 20 ans est arrivé en Allemagne il y a deux ans et demi après un long et éprouvant périple depuis Gaza. “C’est bien ici. Je n’ai eu qu’un seul incident avec une vieille femme qui m’a insulté dans la rue, il y a quelques temps. À part ça, tout va bien”, affirme-t-il.
Ahmad vit avec des dizaines d’autres jeunes migrants des quatre coins du monde dans un centre tenu par le gouvernement à quelques encablures de la gare de Freilassing. Comme ses colocataires, il attend patiemment une réponse à sa demande d’asile et espère bientôt pouvoir commencer sa vie en Allemagne.
“Nos agents déterminent quels véhicules arrêter en regardant l’origine de la plaque d’immatriculation, le nombre de personnes à bord, la taille du véhicule, si on peut voir à travers les vitres etc.”, explique Matthias Knott. Ce sont en priorité les plaques étrangères qui sont évidemment arrêtées. Les policiers procèdent alors à la vérification des papiers et contrôlent l’intérieur des véhicules où sont, bien souvent, dissimulés des migrants tentant de gagner l’Allemagne. Ainsi, entre janvier et fin septembre, 400 passeurs ont été identifiés à la frontière austro-allemande. Sur la même période en 2017, ce chiffre était de 330.
“Les migrants sont parfois transportés dans des conditions terribles”, continue Matthias Knott de la police fédérale allemande. “La semaine dernière par exemple, nous avons découvert un ancien véhicule militaire avec des dizaines de Bangladais entassés à l’intérieur. Le véhicule avait été fermé de l’extérieur, on pouvait les entendre frapper contre les parois.”
Sur les neuf premiers mois de l’année, quelque 7 800 entrées illégales ont été enregistrées. Parmi elles, 4 300 migrants ont été reconduits en Autriche.
Si l’Autriche apparaît avant tout comme un pays de transit et que l’Allemagne est autant prisée, c’est avant tout parce que l’asile y serait plus facile à obtenir, d’après les rumeurs qui circulent. C’est en tout cas ce qu’avait compris Yaya. Ce Sénégalais de 29 ans est arrivé en Allemagne en 2014 après être passé par plusieurs pays européens et par la Suisse où il dit avoir été détenu pendant 35 jours. “Même si je parle français, j’ai quand même décidé d’aller en Allemagne car à l’époque, je pensais comme tout le monde que c’était plus simple d’avoir des papiers ici. Mais en fait, ce n’est pas du tout le cas.”
Ancien professeur d’espagnol au Sénégal, le jeune homme enchaîne les petits boulots depuis quatre ans en Allemagne. Sa demande d’asile a été rejetée une première fois il y a deux ans. Il compte désormais sur l’aide d’un avocat pour gagner son appel, mais fonde de maigres espoirs de victoires, étant parti du Sénégal pour cause de tensions familiales. “J’aimerais rester en Allemagne, même si pour l’instant je ne peux pas dire que je sois heureux ici. Je vis dans la précarité, je dois partager une chambre avec quelqu’un, je n’ai presque pas d’argent pour vivre…”, reconnaît-il. “Si ma demande d’asile est encore rejetée, il faudra que je trouve, une fois encore, un autre pays où aller. Ici à Freilassing, on est juste à côté de l'Autriche, mais je n'irai sûrement pas là-bas car la situation est encore pire avec leur nouveau gouvernement.”
L’Autriche souhaite, d’ici 2025, ne garantir l’asile qu’à ceux “qui respectent les valeurs de l’UE et ses droits et libertés fondamentales”, est-il encore écrit dans cette note. Les migrants y sont présentés comme étant majoritairement des “jeunes hommes peu ou pas éduqués. Beaucoup sont tout particulièrement sensibles aux idéologies hostiles à la liberté ou qui prônent la violence”. Et de poursuivre : “Ce ne sont pas en priorité ceux qui sont en besoin de protection qui viennent en Europe, mais surtout des gens qui peuvent se permettre de passer par des réseaux criminels et se sentent suffisamment forts pour entreprendre de dangereuses traversées. [...] En raison de leur origine et de leur manque de perspectives, ces [migrants] ont de manière répétée de gros problèmes pour vivre dans des sociétés ouvertes, et même, les rejettent.”
Suivant le mouvement initié par les États-Unis et la Hongrie, le gouvernement autrichien a également annoncé le 31 octobre son retrait du pacte de l'ONU sur les migrations, le premier document international sur la gestion des migrations qui doit être formellement entériné lors d'un sommet à Marrakech en décembre. Bien que ledit pacte n'ait pas de caractère contraignant, Vienne justifie sa décision par “l'importance de défendre la souveraineté nationale de l'Autriche”, a indiqué le chancelier Kurz dans un communiqué. Avec ce retrait, “l'Autriche pourra continuer à élaborer ses propres lois sur toutes les questions de migration”, ajoute-t-il.
Et les nouvelles lois sont nombreuses et très contraignantes : à commencer par les allocations qui ont subi d’importantes coupes ces dernières années. “L’aide financière pour les réfugiés dépend de leur situation familiale et c’est un système extrêmement compliqué, presque du cas par cas”, explique Ahmad Leftawi, expert en immigration qui rejoindra bientôt le Bureau pour les migrations et l’intégration en Autriche. “Ce que l’on sait, c’est qu’un réfugié statutaire célibataire reçoit 850€ par mois. Pour les familles, le calcul est différent et est basé sur une multitude de facteurs, dont le nombre d’enfants. Je connais par exemple une famille de 6 qui reçoit 1 600€ par mois.”
Les demandeurs d’asile, eux, ne perçoivent aucune aide du gouvernement mais un coup de pouce financier de l'ONU. Une nouvelle mesure devrait être approuvée sous peu par le parlement qui permettra aux autorités de demander jusqu’à 840€ aux migrants afin de leur faire payer leurs frais de séjour en Autriche.
>> À (re)lire sur InfoMigrants : L’Autriche veut faire payer les demandeurs d’asile
Parmi les autres mesures très décriées : les téléphones portables pourront également être saisis par les autorités afin de vérifier l’identité et la provenance du demandeur d’asile. Annoncée par le gouvernement, cette mesure ne semble, toutefois, pas encore appliquée, selon Ahmad Leftawi.
Heinz Patzelt, le secrétaire général d’Amnesty International en Autriche, qualifie l’environnement “d’épouvantable” pour les migrants dans le pays, dénonçant une procédure de demande d’asile “injuste” et “partiale”. Il faut, selon lui, faire appel à la justice, au mieux en seconde instance, pour commencer à avoir un jugement un peu plus objectif.
Mais le plus inquiétant reste encore l’attitude du nouveau gouvernement qui, dit-il, “travaille très fort pour ne pas intégrer les migrants”. Et si ces derniers y parviennent tout de même, “le gouvernement fera tout pour les désintégrer. Il fait en sorte de semer le plus d'embûches possible et d’être le plus hostile possible”. Du jamais vu en Autriche, d’après le secrétaire général d’Amnesty International. ”Par exemple, tous les cours de langue et les programmes d’intégration ont été supprimés”, poursuit-il. “Les autorités font tout pour mettre les migrants de côté, loin des lieux de socialisation, à l’extérieur des villes, au milieu de nulle part : pas de médecins, pas de contacts humains, pas de magasins etc.”
L’Autriche impose aussi aux réfugiés la signature d’un “pacte d’intégration” mis en place en octobre 2017 lorsque Sebastian Kurz était encore ministre des Affaires étrangères. Il conditionne le versement d'allocations à l’obtention d’un certificat de langue allemande d’autant plus difficile à obtenir que les cours de langues ont effectivement été réduits à peau de chagrin.
Et pour ceux qui ont attendent leur statut de réfugié, le chemin reste encore long. "Obtenir l’asile est devenu presque impossible depuis que le nouveau gouvernement est au pouvoir. Pour ceux qui arrivent en Autriche, tout ce qu’ils peuvent faire c’est attendre une réponse à leur demande d’asile et en général ça se solde par un rejet”, raconte Amjad Khan, 24 ans, un demandeur d'asile rencontré dans les rues de la petite ville autrichienne de Salzbourg près de la frontière avec l’Allemagne. “On reçoit 40€ par semaine de l'ONU pour se nourrir et 90€ tous les six mois pour les vêtements et chaussures. Sauf que Salzbourg est une ville très chère. L’hiver arrive et on n’a rien pour se tenir au chaud”, continue le jeune homme originaire de Jalalabad en Afghanistan.
Selon l’ONG, les moins bien lotis sont, de loin, les Afghans présentés à la population comme étant “idiots, non éduqués, violents et inutiles à la société”, regrette Heinz Patzelt. Et d’ajouter : “Avant c’était les Africains, et notamment les Nigérians, qui cristallisaient les rancœurs. Désormais ce sont les Afghans qui sont victimes de récupération politique”. Il explique que l’Autriche et plusieurs pays européens ainsi que la Turquie, sous couvert d’investissements humanitaires, ont en fait payé le gouvernement afghan pour que celui-ci accepte de produire les documents officiels nécessaires pour rapatrier ses ressortissants. "Cela revient à acheter des billets retour vers un pays que l’Autriche considère comme ‘sûr’", déplore Heinz Patzelt. Pourtant, selon l’ONU, 1 692 personnes ont été tuées au cours des six premiers mois de l'année 2018 dans des attaques, et 3 430 autres blessées.
>> Consultez le rapport d'Amnesty International "Retour forcé vers l'insécurité"
Pour justifier les renvois d’Afghans, le gouvernement s’appuie sur les conclusions d’une “soi-disant expertise légale” réalisée par le “soi-disant unique expert sur l’Afghanistan en Autriche”, explique le secrétaire général d’Amnesty International. Depuis, ledit expert a perdu son droit d’exercer, ses travaux ayant été considérés comme non-scientifiques en première instance. La justice doit rendre sa décision finale sur cette affaire dans les prochains mois.
Mais en attendant, le quotidien reste très rude. Sajid Khan, lui aussi originaire de Jalalabad en Afghanistan, en sait quelque chose. “Les gens en Autriche nous méprisent, ils ne nous considèrent pas comme partie intégrante de la société. On se fait insulter très souvent”, lâche-t-il. À 43 ans, cet Afghan est arrivé en Autriche en 2014, mais il attend toujours une décision finale sur son cas. “Les retards dans les procédures de demande d’asile sont un vrai problème. Nous ne sommes pas autorisés à travailler et les interactions avec la population sont très difficiles car on leur fait peur. C’est de pire en pire avec ce nouveau gouvernement”.
Selon lui, la situation est tellement “frustrante” que certains migrants se retrouvent à vendre de la drogue “pour se faire un peu d’argent ou tout simplement pour sortir de chez eux”. “Le problème c’est qu’il suffit qu’un seul Afghan commette un crime pour que l’on soit tous perçus comme des criminels”, déplore-t-il, racontant que les raids policiers ont drastiquement augmenté ainsi que les patrouilles. “L’attitude des policiers n’est pas très respectueuse à notre égard. S’ils suspectent que l’un d’entre nous est impliqué dans des activités illicites, ils fouillent tout le bâtiment et interrogent tous les migrants. C’est injuste !”
Révolté, mais fataliste, Sajid Khan aimerait y croire encore mais tout se détériore de jour en jour, dit-il, attendant avec anxiété que le couperet finisse par tomber et que sa demande d’asile soit définitivement rejetée. Il faudra alors repenser complètement son avenir, mais Sajid Khan, tout comme Amjad Khan et les autres, ne préfèrent pas y penser. Ils se concentrent sur le moment présent car “une journée de gagnée, c’est déjà une journée de gagnée”.
Contactés à plusieurs reprises par l’équipe d’InfoMigrants, ni le ministère de l’intérieur autrichien ni la chancellerie n’a souhaité réagir ou répondre à nos questions.