Saint-Just, le squat symbole d’une crise (1/2)
À 50 ans, Nadia* a quitté l’Algérie, sa famille et son métier de professeure de français pour venir faire soigner sa fille de 8 ans en France. La petite Inès* qui vit en fauteuil roulant est atteinte d’une maladie neurologique affectant son développement. “Nous sommes arrivées toutes les deux en France le 20 octobre 2017 avec un visa de touriste. C’est mon médecin algérien qui m’a dit de venir ici car nous n’avions pas les bons traitements en Algérie”, raconte-t-elle à InfoMigrants.
Si Inès a fait d’importants progrès en terme de santé depuis son arrivée en France, on ne peut pas en dire autant de la situation administrative de la mère et la fille qui vivent actuellement dans un vaste squat au 59 avenue Saint-Just à Marseille. “Nous sommes toujours dans l’attente de nos papiers, c’est très long. Ce qui est particulièrement dur, c’est que mon autre fille, la jumelle d’Inès, est restée en Algérie avec mon mari. Elles se parlent au téléphone tous les jours, mais la séparation n’est pas facile.”
Sans papiers ni logement, la mère de famille ne peut envisager de faire venir son mari et son autre fille pour le moment. “La question du logement m’inquiète beaucoup car même si on est bien ici au squat, on sait que c’est temporaire”, dit-elle, résignée. “Quand nous sommes arrivées en France au tout début, j’avais quelques économies, mais on a tout dépensé dans des hôtels. Ensuite on a passé 15 jours à la Draille, on a aussi appelé quatre fois le 115 pour ne pas dormir dehors. Donc le squat c’est vraiment un soulagement… Mais jusqu’à quand ?”
Comme Nadia et Inès, 250 personnes, dont 60 enfants et 120 mineurs non-accompagnés, vivent dans le squat Saint-Just. Investi depuis le 18 décembre 2018 sur initiative citoyenne, l’immeuble, qui appartient au Diocèse, s’étend sur trois niveaux et compte une soixantaine de chambres équipées de salle de bains.
Cuisine, infirmerie, salle de jeux pour les enfants, chambre froide pour stocker les dons de nourriture, buanderie et friperie gratuite : tout a été aménagé pour apporter un minimum de confort aux occupants. “Nous organisons une assemblée des habitants par semaine pour que tout le monde s’implique. On les pousse beaucoup à l’autogestion. Donc je dirais que globalement, la vie dans le squat se passe bien”, affirme Isabelle, bénévole pour le collectif citoyen 59 Saint-Just qui aide à gérer les lieux.
Dans les couloirs, occupants nigérians, guinéens, ivoiriens, maghrébins mais aussi serbes et albanais se côtoient et s’entraident. “Ici c’est comme une grande famille”, commente Nadia. Les jeunes jouent volontiers avec les plus petits qui détalent dans les couloirs, tandis qu’en cuisine les conseils fusent pour aider les mineurs non-accompagnés à faire la cuisine. “Il y a toujours quelqu’un en train de cuisiner, cette pièce est occupée de 5h du matin à 23h non-stop”, raconte Isabelle.
Vacant depuis plusieurs années, le bâtiment vient toutefois d’être vendu à l’Institut Méditerranéen de Formation (IMF). “Les futurs propriétaires ont besoin de réaliser des travaux d’aménagement donc ils nous demandent de quitter les lieux d’ici le 31 mars pour qu’ils puissent être prêts pour la prochaine rentrée de septembre”, poursuit la bénévole.
L’IMF s’est récemment engagé à dialoguer avec les responsables du collectif 59 Saint-Just “sur la manière dont une solution adaptée pour tous pourraient être trouvée, qui respecte les droits et revendications posées dès le début de cette action politique. Nous accorderons-nous sur une solution ?”, interroge le collectif. Et d’ajouter : l’IMF a réitéré son engagement “à ne pas demander l'expulsion, ce qui signifie l'ouverture à une négociation que nous espérons fructueuse”.
En attendant, la vie continue au squat. “On organise des cours de français, des permanences juridiques, des cours de gym ou d’art thérapie et même des ateliers de résolution de conflits pour aider à la vie en communauté. Le quotidien n’est pas idéal, mais c’est mieux que d’être sans-abri”, note Isabelle. “Nous avons une liste d’attente de plus de 50 familles. Cette situation est exécrable. Il y a, à Marseille, des familles, des femmes avec des nouveau-nés à la rue.”
Contactés par InfoMigrants, la préfecture de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) et le département des Bouches du Rhône se disent débordés par l’afflux de migrants. Soulignant “une augmentation sans précédent des demandes d’asile”, la préfecture indique avoir “considérablement augmenté les places d'hébergement disponibles” et compte poursuivre cette année.
“En région Provence-Alpes-Côte d'Azur, il y avait au départ 3 945 places disponibles. En 2017, il y en avait 5 294 et depuis 2018, il y en a 6 197. Nous avons donc augmenté le nombre de place de près de 50% en deux ans. Le département des Bouches-du-Rhône porte 51% des capacités d’hébergement de la région”.
Des chiffres qui ne convainquent pas les associations de défense des droits des migrants qui y voient un manque de volonté politique. “Cette situation n’a rien de nouveau ou d’inédit. Cela fait des années qu’on interpelle les autorités et le département”, lâche Pascaline Curtet déléguée nationale de la Cimade dans le sud-est de la France. “Actuellement 250 personnes dont des dizaines de mineurs sont logés dans le squat de l’avenue Saint-Just. Avant eux, c’est l’Église Saint-Ferréol sur le Vieux Port qui avait été réquisitionnée en 2017. L’histoire se répète. Il nous faut, dès à présent, des places d’hébergement d’urgence et pérenne, pour les jeunes comme pour les adultes.”
Selon Pascaline Curtet, à Marseille, la situation est à ce point “chaotique” que les personnes qui arrivent, “si elles n’ont pas de connaissance, pas de communauté ou qu’elles ne sont pas francophones, vont être broyées dans une masse de délais non respectés, de non hébergement, elles seront amenées à croiser des réseaux de proxénétisme ou de drogues.” (voire épisode 2 - chapitre 4)
Dans les quartiers nord, des tours insalubres ont été évacuées ces derniers mois. On y soupçonnait d’ailleurs l’existence de plusieurs réseaux. Marseille regorge “d’un fabuleux réservoir d’appartements malsains et d’immeubles vides”, ironise Pascaline Curtet. “Cela pousse [les migrants] dans une logique de squat qui les rend invisibles.”
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Invisibles mais aussi difficilement quantifiables. Car “contrairement à des villes comme Paris où l’on organise les fameuses nuits de la solidarité, à Marseille, il n’y a rien. Nous n’avons donc aucun chiffre précis sur le nombre de SDF dans nos rues et encore moins la proportion de migrants parmi eux”, explique Florent Houdmon, directeur de l’agence PACA de la Fondation Abbé Pierre.
“En revanche, on sait que Marseille connaît l’une des situations les plus difficiles en France en termes d’hébergement”, poursuit-il. “Et on craint que la situation se tendent encore davantage depuis le drame de la rue d’Aubagne survenu en novembre 2018.” À ce jour, plus de 300 immeubles ont été évacués. “Environ 2 000 personnes sont concernées et 1 300 personnes sont toujours logées à l’hôtel. Le pire c’est que les évacuations continuent”, explique Florent Houdmon.
Ces logements comptent une toute petite proportion de propriétaires occupants, quelques locataires avec droits et titres et énormément de “squatteurs ou faux squatteurs”, indique-t-il. “Ils paient généralement un loyer au noir ou à un marchand de sommeil. Ce sont bien souvent des migrants qui n’osent pas se faire connaître des autorités de peur d’être expulsés. Depuis l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne, ces gens trouvent d’autres squats ou retournent à la rue”, déplore-t-il, alors même que Marseille, dit-il, connaissait déjà une pénurie de logements sociaux et d’hébergements d’urgence.
*prénoms modifiés