A l'intérieur des Terrasses Solidaires. Vue sur la salle principale du refuge. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

A l'intérieur des Terrasses Solidaires. Vue sur la salle principale du refuge. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

Après “le voyage de la mort”, les Terrasses de Briançon offrent un répit aux exilés

Maïa Courtois
par Publié le : 03/02/2023
Ouvert en août 2021, le nouveau refuge de Briançon ne désemplit pas. Même au plus fort de l'hiver, alors que les températures négatives rendent la traversée nocturne des montagnes franco-italiennes encore plus hostile, des exilés continuent de venir y récupérer des forces avant de reprendre leur chemin.
Le nouveau refuge est ouvert depuis août 2021 pour l'accueil des personnes exilées. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu
Des dons pour des milliers d’exilés
Le nouveau refuge est ouvert depuis août 2021 pour l'accueil des personnes exilées. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

Entre ses mains courtes et épaisses, Mourad* s’allume une cigarette, le corps assis sur un petit banc en bois. Le toit de la terrasse où il se trouve a une vue incomparable : des sommets enneigés, un soleil si lumineux qu’il en devient agressif pour les yeux, très haut dans le ciel bleu. 

Derrière la beauté apparente, ce Tunisien connaît l’hostilité de ces montagnes séparant l’Italie de la France. Il y a deux nuits, il a tenté de les traverser, avec un petit groupe d’exilés. “Je suis tombé dans l’eau, jusque là” - ses doigts indiquent le milieu de son torse. Le soir venu, les températures sont négatives. L’eau, glacée. Mourad a pourtant réussi à remonter, dans la neige, et à se remettre à marcher, marcher encore. A ses côtés, une autre exilée peine à avancer. “Je pensais tout le temps à cette dame, je me suis dit : elle va mourir, elle va mourir”.

Et puis non. Son petit groupe est arrivé ici, aux Terrasses Solidaires. Le nouveau refuge de Briançon ouvert en août 2021, depuis que l’ancien a été fermé par la mairie, ne désemplit pas. Même en cette saison, au cœur de l'hiver.

Alors que ce nouveau refuge est dans les hauteurs de la ville, l'ancien local, demeure en contrebas. Mais l'accès en a été condamné. La mairie avait refusé de renouveler sa convention d'occupation. Les allées et venues incessantes, les jeunes improvisant un football devant son entrée, la fenêtre grande ouverte sur le linge étendu dans le couloir, ne sont plus que des images du passé.

La nouvelle adresse du Refuge se trouve à 3 km de l'ancien local. Crédit : Google map.
La nouvelle adresse du Refuge se trouve à 3 km de l'ancien local. Crédit : Google map.


À l’étage, le dortoir est bien plus large que celui, exigu, du refuge précédent ; les exilés ont régulièrement une chambre individuelle, ou en duo. La salle commune, dont le sol vient d’être fraîchement nettoyé et qui sert de réfectoire, est traversée de part en part par la lumière du dehors. 

Le refuge actuel est prévu pour loger 65 personnes. Si la jauge est débordée, des voisins solidaires prennent le relais : “nous avons une vingtaine de familles prêtes à accueillir pour quelques jours”, explique Max Duez, ancien chirurgien et bénévole bien connu des Briançonnais, aujourd’hui membre du conseil d’administration de Refuges Solidaires. En 2021, 8 000 exilés sont passés : débordées, les équipes de l'association avaient interpellé publiquement l’État en octobre. En 2022, comme en ce moment, “on est plutôt sur 4 000 à 5 000 personnes sur l’année”, indique Jonathan Mounal, l’un des coordinateurs des Terrasses.

>> À (re)lire : À Briançon, aucun dispositif d’accueil ne sera initié par l’État

La semaine de notre visite, 39 exilés se trouvent aux Terrasses. “Nous n’avons jamais refusé du monde”, soutient Jonathan Mounal. “À partir de 70 personnes, on occupe la salle du self en guise de dortoir. Au-delà de 80, on fait appel aux hébergeurs solidaires”. Officiellement, la durée de séjour est de trois jours. Les exilés, la plupart du temps, ne sont là que de passage : personne ne s’éternise dans cette cuvette entre les montagnes. “Mais après, cela reste du cas par cas”, nuance Jonathan Mounal : “certains restent davantage, parce qu’ils sont dans un trop grand épuisement moral, ou blessés, ou parce que ce sont des mineurs isolés”. 

Sept salariés travaillent à temps plein pour assurer la gestion quotidienne. Max Duez indique que le budget de fonctionnement, de “450 à 500 000 euros par an” repose sur des dons d’ONG : “Caritas, Emmaüs, la Fondation Abbé Pierre”... . “L’État ne nous fournit rien, tandis que la mairie dit que c’est le problème de l’État”, soupire-t-il. Dans la cuisine, des baguettes s’entassent, offertes par les boulangers du coin. 200 000 repas y ont été préparés depuis l’ouverture des Terrasses. Le garde-manger est rempli, lui, de dons provenant du Secours Catholique et des habitants de Briançon : légumes, potirons, et des bocaux de riz par dizaines. 

Plusieurs activités sont organisées chaque jour. Un groupe d'exilés est à la patinoire avec des bénévoles. Abdel aide une personne à le rejoindre sur le lac gelé. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu
Sortie à la patinoire
Plusieurs activités sont organisées chaque jour. Un groupe d'exilés est à la patinoire avec des bénévoles. Abdel aide une personne à le rejoindre sur le lac gelé. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

Les activités s'enchaînent, jour après jour. Cet après-midi là, c’est sortie à la patinoire. La mairie ouvre aux Briançonnais l’accès au lac de la Schappe, gelé en hiver, avec mise à disposition gratuite de patins à glace. Les plus motivés des Terrasses s’y précipitent. Ils sont une quinzaine ce jour-là. Parmi eux, Youssef, bandeau autour des oreilles pour se protéger du froid. Le jeune homme chausse pour la deuxième fois de sa vie des patins. “C’est comme les rollers, il faut pratiquer, pratiquer !”. Parti en 2019 du Maroc, il vient seulement d’arriver à Briançon, après six mois passés à Turin en Italie. Son objectif : Bruxelles, où il espère parvenir dans une quinzaine de jours. 

Non loin de lui, une bataille de boules de neige s’improvise. L’air est doux. Le lac, protégé du vent par les hauteurs environnantes, baigne dans une lumière de fin d’après-midi. “Prends du 39 !”, lance une jeune bénévole à un exilé qui vient de rejoindre le groupe. “À force de faire ces sorties, je connais leurs pointures par cœur”, s'amuse-t-elle.

En 2022, plus de 400 bénévoles ont défilé aux Terrasses Solidaires pour prêter main forte aux salariés. Tous Migrants, la Cimade ou encore l’Anafé assurent, en lien avec les équipes, l'accompagnement juridique. Enfin, des infirmières de la PASS (permanence d’accès aux soins de santé) de l’hôpital et Médecins du Monde sont sur place plusieurs jours par semaine. 

C’est grâce à ces permanences de santé que Mourad, transi de froid à son arrivée il y a deux jours, a pu immédiatement faire soigner son pied. Loin de toute cette animation, dans le calme de sa terrasse surplombante, l'homme se tourne vers Abdel, le grand jeune homme assis à ses côtés qui aurait l’âge d’être son fils. Il voudrait nous traduire une expression de l’arabe au français pour résumer sa traversée de la frontière franco-italienne. Abdel marque une pause, puis lâche ce qui lui semble être la traduction la plus fidèle : “le voyage de la mort”.

Abdel fume une cigarette sur la terrasse du refuge. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu
"Le voyage de la mort"
Abdel fume une cigarette sur la terrasse du refuge. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

L’allure élancée et les yeux noirs pétillants, Abdel a le rire facile, mais ses gestes trahissent une anxiété constante. Contrairement à Mourad, Abdel connaissait parfaitement la réalité de la montagne. Il a grandi à Khénifra, dans le Moyen Atlas central au Maroc. “Là-bas, tu sors de la ville, tu fais quelques kilomètres et ce sont les montagnes, la neige…”, raconte-t-il. Un peu comme ici.

La frontière franco-italienne, ce jeune homme de 29 ans l’a même traversée deux fois. La première, c’était en mars 2022. Il avait déjà atterri aux Terrasses Solidaires. “J’y étais resté dix jours. J’ai vu comment les gens, ici, aidaient les autres…” 

Après avoir cherché sans succès du travail en France, puis en Suisse, Abdel s’est débrouillé quelque temps en Italie. Avant de se retrouver dans l’impasse… Et de refaire le chemin jusqu’à Briançon. “Je voulais revenir aider ! J’ai envoyé un mail au refuge pour proposer mon aide, une semaine ou deux”. Le voilà donc de nouveau aux Terrasses. Cette fois, il compte repartir vers l'Espagne, où vit son petit frère. Ce dernier y a décroché un job de barman. Peut-être pourra-t-il l’aider à se stabiliser ? En attendant, “j’aide à la cuisine ici, je parle et je ris avec tout le monde… Je mets l’ambiance !”, lance-t-il dans un large sourire. 

Sur les 39 exilés actuellement aux Terrasses, la majorité sont, comme Abdel, des Marocains. Ces derniers mois, presque la moitié des arrivants sont Nord-Africains, expose Max Duez. “Il y a encore des Iraniens, des Afghans, des gens d’Afrique de l’Ouest. Des familles, mais toujours beaucoup de jeunes hommes”, précise-t-il. 

Dans un coin de la salle commune, plusieurs sont justement assis autour d'une table ronde où trônent crayons de couleurs, cartes et piles de dessins. Morgane Dujmovic, docteure en géographie et membre du réseau Migreurop, anime un atelier de “cartographie sensible et subjective”. Brahim, le plus âgé du groupe, a dessiné sur une feuille de papier une succession de lignes noires et blanches, comme une figure en 3D. “J’étais prothésiste-dentaire chez moi, donc on avait l’habitude de faire des croquis, des schémas. J’aimerais bien continuer ça”. 

L'atelier de "cartographie subjective" organisé par Morgane Dujmovic, docteure en géographie et membre du réseau Migreurop. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu
Les Marocains sur la route des Balkans
L'atelier de "cartographie subjective" organisé par Morgane Dujmovic, docteure en géographie et membre du réseau Migreurop. Briançon, le 25 janvier 2023. Crédit : Valentina Camu

En face de lui, Hassen, 30 ans, veste beige et visage fin, n'ose pas encore passer au dessin. Il écrit, sans s’arrêter : “j’avais beaucoup de rêves ; mais à cet âge-là, je n’ai encore rien fait”. À ses côtés, Hamza a le visage penché sous sa casquette grise. Des cheveux tombent en fines boucles sur son front. Au crayon de papier, il a dessiné son trajet d’exil sur du papier calque, apposé sur une carte d’Europe. Depuis le Maroc, le jeune homme a pris l’avion jusqu’à Istanbul. Il y a ensuite eu la Grèce, et sa police. Puis l’éprouvante route des Balkans à emprunter. La Hongrie, l’Autriche… Et enfin l’Italie et la France. 

>> À lire : Pourquoi la route migratoire des Balkans est-elle de plus en plus empruntée ?

Youssef ne dessine plus. Il a surtout envie de parler. Entièrement vêtu de noir, engoncé dans un grand manteau sombre, il sort un téléphone, contenant des photos de sa région natale. La terre est ocre, presque rouge. Les toits-terrasses s’étalent sous le ciel bleu. Tout comme Hamza, Youssef n’est pas passé directement par l’Espagne pour rejoindre la France. Il a pris la route des Balkans, depuis la Turquie. Durant l’atelier de Morgane, il a établi la frise précise des sept ou huit pays traversés, coloriant leurs drapeaux, et notant les kilomètres parcourus entre chacun d'eux.

Pourquoi un si long détour ? Pour éviter la traversée du détroit de Gibraltar ? Les enclaves de Ceuta et Melilla ? Depuis la fameuse terrasse ouverte aux quatre vents, Abdel secoue doucement la tête. “Non. C’est juste qu’entre le Maroc et l’Espagne, il y a beaucoup trop de bateaux des garde-côtes. Avec la marine, personne ne passe cette frontière. Si tu arrives à passer la marine marocaine… Tu trouves la marine espagnole. Et ils te renvoient au Maroc”.

Ce détour s'explique aussi par le fait que le passage vers l'Espagne est devenu "plus cher", indique Omar Naji, responsable de l'Association marocaine des droits humains à Nador. "Peu de voies de migration sont accessibles, donc les gens vont jusqu'à chercher les routes les plus difficiles." 

Hamza, Youssef, comme beaucoup d'autres Marocains, ont donc préféré les risques de la route des Balkans. “Même s’il faut passer par la Turquie, la Grèce…. Ces gens, ils cherchent leur avenir”, conclut simplement Abdel.


*Ce prénom a été changé afin de respecter l'anonymat de la personne.

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